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coloniales depuis un demi-siècle ; on peut croire que l’empereur de Russie et le roi de Prusse ne firent alors aucune difficulté de les abandonner au roi d’Angleterre. Le gouvernement britannique avait contracté pendant vingt-quatre années de lutte une dette colossale ; il avait connu, sauf l’invasion, toutes les misères de la guerre. Bien plus, il y avait sacrifié, par haine de la révolution française, les principes libéraux ; qui, depuis Guillaume III, étaient sa règle de conduite. Après avoir pris les armes, au début avec William Pitt, dans le seul dessein de sauver la monarchie en France, il en était venu, avec lord Castlereagh, à s’associer pour une action commune à des souverains qui niaient que les peuples eussent aucun droit de régler leur propre destinée. Les doctrines de droit divin, admises dans les congrès, avaient réagi sur la politique intérieure. L’oligarchie en qui se concentrait le pouvoir parlementaire ne voulait plus entendre parler, ni de la liberté de la presse, ni de la liberté d’association, encore moins de la liberté religieuse. Libre échange, réforme électorale, tout ce qui sentait la révolution lui était odieux. Les cinq années qui suivirent la chute du premier empire furent une époque de réaction dont l’histoire d’Angleterre, depuis deux siècles, n’offre pas un plus triste exemple.

Puis, par le seul progrès des idées, presque sans que les hommes fussent changés, l’esprit libéral reprit tous ses droits. En douze autres années, cinq grandes réformes modifièrent tout l’édifice social. Mackintosh et Romilly effacèrent du code pénal toutes les lois d’un caractère draconien ; Huskisson fit prévaloir en finances et en économie politique les idées d’Adam Smith ; Canning bouleversa la diplomatie de la sainte-alliance ; les catholiques et les dissidens échappèrent à la tyrannie de la haute église ; pour couronner l’œuvre, la chambre des communes subit une transformation qui en fit la représentation plus vraie de l’opinion publique. La Grande-Bretagne de 1832 fut, en Europe et à l’intérieur, un tout autre gouvernement que la Grande-Bretagne de 1815. Sans être tout à fait paisible, cette évolution s’est accomplie sans brutalité. C’est par là surtout que l’histoire en est instructive. Le plus curieux peut-être est qu’il n’y a pendant cette période ni de grands rois sur le trône, ni d’hommes d’état d’une capacité hors ligne dans le ministère ou dans les assemblées délibérantes. Les trois monarques qui se succèdent, George III, George IV, Guillaume IV, sont de ceux dont Thackeray dit : « Qui de nous ne s’étonne aujourd’hui qu’on ait pu les respecter, les admirer ? » Les ministres sont tories, opposés à toute réforme. Cependant rois et ministres finissent par céder à la pression de l’opinion publique. C’est bien la nation elle-même qui, plus perspicace que les classes dirigeantes, fait prévaloir sa volonté.