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Il faut en citer une. C’est quand, aux comices d’Yonyille, on décerne pour cinquante-quatre ans de services dans la même ferme une médaille de 25 francs à Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière. « Alors on vit s’avancer sur l’estrade une petite vieille femme de maintien craintif et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtemens. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et le long des hanches un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d’un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu’une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu’elles semblaient sales, quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire, et à force d’avoir servi, elles restaient entrouvertes comme pour présenter d’elles-mêmes l’humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d’une rigidité monacale relevait sa figure. Rien de triste ou d’attendri n’amollissait son regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placidité. C’était la première fois qu’elle se voyait au milieu d’une compagnie si nombreuse, et, intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix d’honneur du conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s’il fallait avancer ou s’enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude. » Vous ne trouverez pas dans la littérature contemporaine beaucoup de pages d’une substance plus forte ou d’un éclat plus solide ou d’une beauté plus classique. C’est dommage qu’on n’en rencontre pas beaucoup non plus, même dans Madame Bovary.

On voit par quel concours de circonstances, par quel accord de qualités et sous l’empire de quelle inspiration «subie» Madame Bovary est devenue ce qu’elle est dans l’œuvre de Flaubert, et ce qu’on peut croire qu’elle demeurera dans l’histoire de la littérature contemporaine, un livre capital. Nous avons tout résumé d’un mot. Les procédés de Flaubert convenaient admirablement au sujet qu’il avait choisi ce jour-là. Il n’est pas inutile d’appuyer sur ce point.

L’œil de Flaubert ne va guère plus loin que la surface des choses, et s’il lui manque un don, c’est assurément le don de voir au-delà du visible. C’est un psychologue, mais dont l’observation ne démêle que ce qui se laisse lire sur les visages, dans la structure de la face, dans le relief des traits, dans les jeux de la physionomie. Lui qui débrouille si bien les effets successifs et accumulés du milieu extérieur sur la direction des appétits et des passions du