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prononcent, ceux-ci pour le Simplon et ceux-là pour le Grand Saint-Bernard. Cette dernière hypothèse est en quelque sorte la tradition artistique. Le grand tableau de David, représentant Bonaparte premier consul quand il gravit le Saint-Bernard en 1800, montre le nom d’Hannibal gravé sur un rocher. Mais le Petit Saint-Bernard et le Mont-Cenis ont aussi leurs nombreux et chaleureux partisans. Il ne reste plus que le Mont-Viso, qui a, lui aussi, ses défenseurs, et le Mont-Genèvre (Mons Matrona), qui a pour lui beaucoup d’anciens et de modernes, entre autres l’éminent géographe de la Gaule, M. Desjardins. Ce serait presque à renoncer à se faire une opinion sur un sujet aussi controversé. Pourtant, sous la conduite du commandant Hennebert, on peut faire une trouée victorieuse à travers ces rangs épais d’opinions contradictoires et s’emparer d’une position sûre.

D’abord les deux hypothèses du Saint-Gothard et du Simplon se brisent contre des impossibilités matérielles, qui se révèlent tout de suite à l’esprit d’un militaire. Le nombre seul des jours de marche assignés par le scrupuleux Polybe à Hannibal ne permet pas de s’arrêter un seul instant à l’une ou à l’autre solution. Quant au Grand Saint-Bernard (Penninus Mons), Tite Live réfutait déjà ses partisans, car il en avait qui prétendaient s’appuyer sur l’analogie de Penninus et de Pœnus. Il faisait observer avec raison que le nom de Penninus était tout local et n’avait rien à faire avec les Carthaginois ; que de plus Hannibal eût débouché par cette voie chez les Salasses et les Libues, et non, comme il le fit, chez les Taurini. La route du Grand Saint-Bernard est d’ailleurs relativement moderne. Le Petit Saint-Bernard ne se recommande par aucune raison et ne se rattache à aucun plan d’ensemble qu’on puisse attribuer au général africain. Le Mont-Viso prête les flancs à des objections semblables. En réalité, il ne reste debout que deux systèmes possibles, celui du Mont-Cenis et celui du Mont-Genèvre.

Mais le Mont-Cenis, bien qu’habilement prôné par M. Maissiat, à la suite de vaillans défenseurs, est sujet, lui aussi, à de grandes difficultés. Aucun itinéraire romain des premiers siècles de notre ère n’indique de route alpestre suivant le col du Mont-Cenis. Les obstacles devaient être formidables avant que l’art humain les eût écartés ou amoindris. Pour faire arriver l’armée d’Hannibal au Mont-Cenis, il faut lui faire remonter la très pénible vallée de l’Arc, et on ne voit pas comment, en suivant cette route, il aurait gagné le pays des Tricorii et la haute Durance, double exigence imposée par les textes. Enfin ce système ne se comprend que si on fait remonter Hannibal le long du Rhône jusqu’à Lyon et en supposant que l’Ile de Gaule, où il rétablit la paix, désigne le pays entre Saône et Rhône.