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où il se décidait à faire à ses sujets le même présent qu’à ses protégés du Balkan, le gouvernement du tsar recourait lui aussi à une assemblée unique, sauf peut-être à se repentir plus tard de n’avoir pas tenu plus de compte des leçons de l’histoire et de l’expérience d’autrui.

Une chose pour nous certaine, c’est que, appelés à l’instar des notables bulgares à voter une constitution, des Russes ne seraient guère plus favorables à l’érection de deux chambres que les constituans de Tirnovo. A Moscou comme à Tirnovo, ceux qu’on pourrait appeler les Occidentaux ou les parlementaires seraient sur ce point à peu près sûrs d’une défaite[1]. En Russie comme au sud du Danube, les hommes instruits par les enseignemens du passé auraient du mal à triompher des préventions de leurs compatriotes et des prétendues traditions slaves.

Au peu de goût des Russes pour le régime de deux assemblées, il y a, outre le désir assez général de se singulariser, deux raisons au fond du même ordre. Qu’est-ce après tout, disent certains patriotes, que cette ingénieuse invention de deux chambres, et tout ce système compliqué de poids et contre-poids et d’équilibre parlementaire? Qu’est-ce au fond si ce n’est un signe et une fatale conséquence de l’antagonisme des forces et des pouvoirs qui en Occident se retrouve partout, dans le présent comme dans l’histoire, dans l’état comme dans la société? Chez nous où, entre les différentes classes, où entre le peuple et le souverain, il n’y a jamais eu ni les mêmes défiances ni les mêmes luttes historiques, chez nous où il n’y a ni les mêmes chocs ni les mêmes frottemens, à quoi bon tout ce lourd appareil de freins et de tampons, qui ne ferait qu’embarrasser et paralyser le libre jeu des institutions ?

Cette prétention s’appuie d’ordinaire sur un préjugé d’un ordre analogue. A la plupart des Russes, en cela d’accord avec les Slaves du sud, une chambre haute fait toujours plus ou moins l’effet d’une assemblée de privilégiés; ils lui trouvent quelque chose d’aristocratique qui leur rappelle les distinctions de classes. Pour eux, un sénat ou une chambre des pairs n’est à sa place que dans les

  1. Dans la constituante bulgare de Tirnovo, en 1879, un comité de quinze membres chargé d’étudier le projet envoyé de Saint-Pétersbourg avait admis en principe, à côté d’une assemblée législative composée exclusivement de membres élus, la création d’un sénat formé en tout ou en partie de membres nommés par le gouvernement. Cet important amendement fut repoussé, et la Bulgarie est restée avec une seule chambre ou skoupchtina, scindée, il est vrai, en deux, la grande et la petite assemblée, la première composée de tous les membres, la seconde, délégation de la première, chargée des affaires courantes. Cette institution de deux assemblées ayant même origine et émanant l’une de l’autre, a peut-être pour certains Slaves un caractère national, car il se rencontre quelque chose d’analogue dans la skoupchtina serbe, ainsi que dans les assemblées provinciales et municipales de la Russie, où zemstvos et doumas ont une délégation du nom d’ouprava.