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plus ou moins affecté : Toutes ces chartes et ces statuts, toutes ces inventions aristocratiques ou bourgeoises sont bonnes pour vous autres Occidentaux; à nous Russes, il faut quelque chose de moins suranné, de moins stérile, quelque chose de nouveau et de plus substantiel. Les slavophiles rêvaient naguère encore d’une sorte d’union mystique entre le tsar et le peuple, assez semblable à l’union du Christ et de l’église dans l’enseignement ecclésiastique ou à l’harmonie préétablie imaginée par Leibniz entre l’âme et le corps[1]. Les radicaux songeante un remaniement de toute la société regardent volontiers la liberté politique comme un leurre qui détourne les peuples de la grande, de l’unique question, la transformation sociale.

Chose à noter cependant, ce mépris pour les libertés politiques, si hautement affiché il y a quelques années encore, semble déjà moins commun aujourd’hui. Ces grands airs contempteurs, qui rappelaient trop parfois la fable du Renard et les Raisins, me paraissent à droite comme à gauche, dans un camp comme dans l’autre, avoir perdu de leur assurance ou de leur vogue. Depuis la guerre de Bulgarie, nationaux et radicaux ont plus d’une fois laissé entendre qu’après tout il y avait des droits et des franchises politiques dont la Russie pourrait s’accommoder, et que, dans les pays constitutionnels, tout n’était pas à dédaigner. N’a-t-on pas vu dans la dernière guerre, au lendemain des échecs de Plevna, les chefs des comités slaves qui montraient le plus de répugnance pour tout ce qui vient de l’Europe, réclamer une réunion des représentans de la nation qui eût fort ressemblé à nos assemblées électives[2]? N’a-t-on pas vu de leur côté les radicaux revendiquer dans leurs placards séditieux une constitution comme en Turquie, aux beaux jours de Midhat, ou plus tard comme en Bulgarie?

Si je ne me trompe, il y a là un indice des progrès de l’opinion; si moins de Russes font fi de la liberté politique, n’est-ce point qu’elle leur semble aujourd’hui plus à la portée de leurs mains? Beaucoup ne se croient plus obligés à trouver les raisins trop verts depuis qu’ils espèrent les pouvoir cueillir.

Assurément le gros des nihilistes se soucie toujours fort peu de semblables concessions. Assurément les adversaires d’un changement de régime ont toute raison quand ils soutiennent qu’on ne saurait par là ramener les révolutionnaires. Pour ces derniers, en Russie comme partout, toutes les libertés légales ne seraient qu’une

  1. C’est ainsi qu’un des chefs slavophiles, M. Aksakof, a été naguère jusqu’à dire qu’en Russie l’entente du souverain et du peuple était d’autant mieux assurée et plus complète qu’elle se passait de garanties légales.
  2. On prétend que M. Ivan Aksakof est allé jusqu’à faire remettre un mémoire en ce sens au grand-duc héritier.