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réguliers. Si cette évocation du peuple est faite à temps avant que l’esprit révolutionnaire ait pénétré plus avant, le pouvoir impérial ne la saurait redouter. La bureaucratie et le tchinovnisme y auraient plus à perdre que la couronne.

Jusqu’ici tout s’est fait en Russie d’en haut, par ordre, par oukase: aujourd’hui le gouvernement semble avoir accompli tout ce qu’il pouvait exécuter sans le concours direct de la nation. Voici tantôt deux siècles qu’à l’aide d’étrangers Pierre le Grand entreprit de policer son peuple, d’européaniser la Moscovie. Le pouvoir absolu qui, durant cette longue période, a été la première condition du progrès, s’est par ses succès mêmes rendu insuffisant. L’œuvre de Pierre le Grand est assez avancée, la Russie est assez européenne pour être associée à l’œuvre civilisatrice; après l’avoir habituée à goûter aux arts et aux sciences de l’Occident, il devient difficile de ne pas la laisser goûter un peu à ses libertés.


II.

Et comment faire cette évolution? comment opérer sans secousse et sans péril cette émancipation politique? Avant de chercher ce que pourrait être une constitution russe et ce que sont les idées russes à ce sujet, il est bon d’envisager les objections, les objections russes surtout. Il y en a plusieurs de valeur inégale; je n’examinerai que les plus fréquentes ou les plus sérieuses.

Et d’abord pour donner à ce peuple une voix et une représentation, il faudrait qu’il fût homogène, qu’en Russie il n’y eût que des Russes, que le pouvoir n’eût devant lui qu’une nation et qu’un peuple. L’empire du nord n’est-il pas trop vaste, ne compte-t-il pas dans son sein trop de races et de nationalités diverses pour être gouverné, pour être conservé autrement que par une autorité absolue? Tout essai de charte et de régime constitutionnel ne risquerait-il pas d’amener la décomposition de l’empire créé et maintenu par la forte main de l’autocratie? Sans ce lien séculaire, sans ces solides tenons de métal qui en joignent toutes les parties et toutes les pierres, le gigantesque édifice élevé sur les confins de l’Europe et de l’Asie s’écroulerait bientôt sous le poids de sa masse. Que faire de toutes ces régions frontières, de toutes ces oukraines[1] plus ou moins hétérogènes, qui du nord au midi et de l’ouest à l’orient enserrent de tous côtés la vieille Moscovie d’une ceinture de provinces à demi étrangères et à tendances centrifuges? Comment trouver pour toutes ces conquêtes et tous ces sujets du tsar une place dans une constitution libre et dans une assemblée russe?

  1. Oukraine; oukraïna signifie frontière.