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politiques qui en Occident sont la condition et la garantie de tout le reste? Pour ma part j’en doute. Les Russes qui prétendent s’en tenir aux réformes administratives me font l’effet de vouloir faire marcher une horloge sans le ressort ou le balancier qui la met en mouvement.

Nous sommes sans cesse contraints de le répéter, ce qui fait l’insuccès relatif des meilleures réformes, l’insuccès du self-government local, ce qui a été la cause des déceptions russes dans la paix et dans la guerre, c’est le manque de contrôle, le manque de garanties. Or contrôle et garanties ne sauraient se trouver que dans des libertés nouvelles, dans des franchises politiques. La liberté même de la presse serait insuffisante, parce que, si elle est un contrôle, la presse n’est pas une garantie.

La Russie doit aborder un ordre de réformes nouveau pour elle, dont toutes les grandes mesures du règne actuel n’ont été que le prélude. En réalité, il n’y a plus de place chez elle pour des réformes administratives d’une efficacité durable, elle ne peut aller plus loin sans franchir cette limite.

Sous le règne de l’empereur Nicolas, un Russe, d’un esprit sagace et clairvoyant, classait en deux catégories toutes les réformes dont il traçait le plan ; les réformes compatibles avec le maintien du régime autocratique, et celles qui ne l’étaient pas[1]. Les premières ont presque toutes été exécutées, c’est maintenant le tour des secondes. L’on ne peut plus rien faire de sérieux, de bon, d’efficace sans toucher au mode de gouvernement et au principe même du pouvoir.

Comme presque toutes les classifications, celle de Nicolas Tourguenef, si naturelle qu’elle semble, n’est du reste pas d’une rigoureuse exactitude. A y bien regarder, nous avons déjà eu l’occasion de le montrer à propos des tribunaux et de la IIIe section[2], toutes les réformes administratives et judiciaires, toutes les institutions qui prétendent établir un régime légal et régulier tendent indirectement à borner dans la pratique le pouvoir illimité de l’autocratie. Entière en droit, l’autocratie ne le serait plus en fait si toutes les réformes annoncées ou promulguées avaient toujours été appliquées dans leur plénitude et leur sincérité. Et il n’en saurait être autrement. Toutes les réformes faites dans le sens de l’esprit moderne ont pour premier effet de mettre au régime du bon plaisir des obstacles ou des bornes.

Aussi peut-on dire qu’entre les réformes qui semblent compatibles avec le gouvernement autocratique et celles qui ne le paraissent

  1. Nicolas Tourguenef, la Russie et les Russes.
  2. Voyez la Revue du 15 mai 1870, sur la Réforme judiciaire et le Jury.