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n’a rien de pareil aujourd’hui. Il y a des hommes de sens parlant à des hommes de sens, qui, le lendemain d’une révolution légitime parce qu’elle était nécessaire, leur ont dit : Il faut s’arrêter au but, ne pas le dépasser. Il y a un gouvernement de raison, de calcul, qui ne s’enivre pas, dont le mérite est la modération en toutes choses... » Voilà comme on parlait en 1835, entre deux combats!


III.

Quelques années avaient suffi pour faire de M. Thiers un des conseillers nécessaires de la monarchie nouvelle, un des premiers orateurs de parlement, un politique rapidement mûri aux affaires. Il avait été ministre à trente-cinq ans; il était alors dans l’éclat de l’âge et du talent, tel qu’il revit dans un portrait d’autrefois avec son air dégagé et hardi, son regard lumineux et résolu, sa physionomie expressive où la finesse se mêle à je ne sais quelle force cachée. Par son origine, par sa fortune, il était le fils le plus légitime et le plus brillant de la révolution de 1830; mieux que tout autre peut-être, il représentait ces classes nouvelles que Casimir Perier avait ralliées en les passionnant, que lui, M. Thiers, il captivait et il maniait en les flattant. Par la vivacité et la souplesse de son intelligence, par l’universalité de ses instincts et de ses aptitudes, il semblait fait pour tout comprendre et pour tout oser. Il était aux affaires comme dans son domaine naturel. Le plus Français des Allemands, le plus pénétrant et le plus railleur des poètes, Henri Heine, disait un jour : « Tandis que les autres ne sont qu’orateurs ou administrateurs, ou savans, ou diplomates, Thiers possède au besoin toutes ces qualités ensemble; seulement elles ne se présentent pas en lui comme des spécialités étroites : elles sont dominées et absorbées par son génie politique. Thiers est homme d’état, il est un de ces esprits dans lesquels l’art de gouverner est une capacité innée... » Parce qu’il avait l’allure vive et l’intuition prompte, il paraissait mobile et léger; en réalité, avec des habitudes matinales et sobres qu’il a gardées toute sa vie, il avait une puissance de travail extraordinaire, qu’il appliquait sans fatigue et sans effort aux choses les plus diverses, à l’administration et aux finances, à la diplomatie et à la guerre, à l’histoire et aux affaires de tous les jours. Son originalité était de ne se laisser absorber par rien, de prendre plaisir à un budget comme à une découverte des arts, de s’intéresser à tout et de trouver du temps pour tout, fût-ce pour des fantaisies. La facilité faisait partie de son génie sans exclure le travail ni la méditation, ni même les idées fixes.

Ce qu’il a été depuis, avec plus de grandeur, si l’on veut, il l’était