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hors du pair, et de bonne heure aussi il avisa aux moyens de faire autrement son chemin.

Mazarin estimait que la première de toutes les qualités est d’avoir la main heureuse, que le bonheur est un genre de mérite qui peut remplacer les autres et que rien ne remplace. Schneider a été presque toujours heureux ; mais le bonheur, quoi qu’on en dise, ne vient pas en dormant. Ce n’est pas assez d’attendre l’occasion, il faut la flairer et la guetter. Schneider ne ménageait ni ses pas ni ses peines; il se trouvait toujours à l’heure propice dans l’endroit où il pouvait rencontrer un homme utile, sur le chemin où passent les princes, et si le hasard l’aidait, il aidait aussi le hasard. Personne ne sut mieux que lui faire un usage utile de tous les petits moyens. On a dit que cent nits ne vaudront jamais un éléphant ; il n’en est pas moins vrai que lorsqu’on ne possède pas un grand génie, les petits talens, soutenus par l’industrie et par l’intrigue, en peuvent tenir lieu. Dès sa plus tendre jeunesse, Schneider s’occupa d’avoir à son arc autant de cordes qu’il lui était possible. Il avait appris à écrire; il composait des nouvelles, des historiettes, des vaudevilles. Ce n’était, à vrai dire, que de la petite littérature; mais il avait le don de plaire, l’art de flatter sans qu’il y parût, l’esprit d’à-propos, et ses à-propos parvenaient toujours à leur adresse. En 1833, il voulut ménager à Frédéric-Guillaume III, pour le jour anniversaire de sa naissance, la surprise la plus douce au cœur d’un roi de Prusse. Il transcrivit sur une feuille de grand format les paroles d’un chant national, accompagnées d’un commentaire de sa façon et surmontées d’un portrait du roi. Il fit tirer cette feuille à 120,000 exemplaires, l’expédia à tous les régimens, et il sut si bien s’y prendre que, quand le jour fut venu, de Saarlouis à Tilsit, de Cosel à Stralsund, l’armée prussienne tout entière entonna au coup de midi le même cantique en l’honneur de son souverain. Le roi fut sensible à cette invention et voulut du bien à l’inventeur. Ce n’est pas tout d’être heureux, il faut s’ingénier et se tracasser.

Schneider ne s’exerçait pas seulement dans la petite littérature, il poussait sa pointe dans tous les sens. Il était passé maître en escamotage, en tours de passe-passe; il savait filer la carte, en tout bien tout honneur. Il se piquait de jouer de l’harmonica et de battre des timbales « avec virtuosité. » Il s’entendait aussi à menuiser, à tourner, à empailler les oiseaux; il collectionnait des gravures, de vieux instrumens de musique, des luths, des théorbes, des guitares. A la ville comme à la cour tout cela peut servir, même les vieilles guitares, et il le savait. Mais ce qui lui servit plus que tout le reste, ce furent les langues étrangères, qu’il possédait à fond et parlait couramment. Il apprit le français d’un harpiste à qui il donnait en retour des leçons d’allemand, l’italien d’une danseuse qui l’avait pris en gré, l’espagnol