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dédaigne personne. Et cependant, au travers de toutes ces grandeurs qui auraient fait tourner une tête moins solide que la sienne, il avait conservé l’esprit, les allures, les rubriques, les routines, les défauts et les vertus de sa première profession, dont la marque est indélébile comme la tonsure. Schneider l’avait bien prouvé le 12 juillet 1852, quand il réussit à amadouer Mlle Rachel. Quelque diplomate aurait su trouver comme lui les argumens propres à la toucher? S’il est vrai que le potier hait le potier, il est également vrai que le potier seul s’entend à persuader le potier, parce que seul il sait lire à livre ouvert dans son âme.

Louis Schneider est mort il n’y a pas longtemps, et on vient de publier ses Mémoires; ils sont d’une lecture agréable, et surtout ils sont pleins de précieuses instructions à l’usage des comédiens qui ne savent pas se contenter de leur talent, grand ou petit, et qui aspirent à devenir des personnages dans l’état; c’est un traité pratique sur l’art de parvenir[1]. Né en 1805 d’un père qui jouait supérieurement du cor de chasse et d’une mère qui avait conquis à Breslau et ailleurs une certaine réputation de cantatrice, Schneider était enfant de la balle. L’objet de son premier et secret amour fut une contrebasse; il aimait à s’endormir en lui passant ses bras autour du cou. Cet enthousiasme fut détrôné par celui que lui inspirèrent les Cosaques qu’il vit arriver en 1813 à Berlin ; il lui parut qu’un hetman étal; plus intéressait qu’une contrebasse. Ses parens le ramenèrent à une vue plus saine des choses en le faisant monter sur les planches dès l’âge de neuf ans. Il eut quelque peine à prendre son métier au sérieux; deux formidables soufflets qu’il reçut, et dont le souvenir se logea profondément et à jamais dans sa mémoire à côté des Cosaques et de la contrebasse, le rendirent plus appliqué ; c’est une méthode qui en vaut une autre. Il avait juste quinze ans quand, le 14 mai 1820, il eut le bonheur de paraître sur la grande scène de l’Opéra royal de Berlin. Il éprouva, nous dit-il, un mouvement de vif orgueil en lisant pour la première fois son nom écrit en toutes lettres sur l’affiche. Ce qui le flattait le plus, c’est qu’il se considérait comme appartenant désormais au service du roi; de tous les mots de la langue, servir était celui qui lui plaisait le plus; il s’était donné en se jurant de ne jamais se reprendre. Quoiqu’il eût une voix de ténor assez agréable, l’opéra n’était pas son fait; sa vraie vocation était pour le vaudeville et encore plus pour ta simple farce. Il finit par se concilier les bonnes grâces du public berlinois; il jouissait de quelque renommée en Allemagne. Cependant, quels que fussent ses succès, il paraît avoir senti de bonne heure qu’au théâtre il ne se tirerait jamais

  1. Aus meinem Leben, von Louis Schneider, 3 vol. in-8o. Berlin, Mittler und Sohn; 1879 et 1880.