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Et puis Polybe était bien plus rapproché des événemens. Les guerres puniques avaient fait l’objet des études de sa vie entière. Il écrivait dans l’entourage des Scipions, dont il était l’ami et qui avaient pu lui fournir les renseignemens les plus précis. Lui-même, poussant jusqu’au scrupule la passion de l’exactitude, avait été dans les Gaules contrôler les informations qu’il avait recueillies. Son exposé se distingue par la sobriété, l’impartialité, le naturel, en même temps que par une admiration sincère pour le génie du grand capitaine que pourtant il déteste. Rien de tout cela ne peut se dire de Tite-Live. Et pourtant, comparaison faite, j’incline à prendre un peu le parti de Tite Live en cette occurrence. D’abord les deux récits se confirment l’un l’autre sur tous les points essentiels. Ensuite, et toute justice rendue à Polybe, on ne peut s’empêcher de constater qu’il a été si avare de noms de lieux qu’il est en partie responsable des difficultés qui nous arrêtent aujourd’hui. On ne se douterait pas qu’il ait jamais visité les Alpes. Qu’on se représente deux combats sanglans livrés d aïs leurs défilés, une ville emportée, assez considérable pour que les vainqueurs y trouvent pour trois jours de vivres, un travail prodigieux exécuté en quelques heures pour livrer passage à une armée sur le flanc d’un rocher à pic s’étendant sur 300 mètres, tout cela décrit de la bonne manière, avec art, avec un agencement judicieux des détails et des lignes principales, — et pas un nom de lieu ! Tite Live, au moins, nous fournit quelques points de repère en nous citant les noms de quelques peuples dont Hannibal traversa ou longea le territoire. Ce n’est guère, mais, on le verra, c’est assez pour que nous ne perdions pas la piste.

Nous rappellerons succinctement les faits qui précédèrent immédiatement le départ d’Hannibal pour l’Italie à travers la Gaule. On sait que la conquête de l’Espagne par les Carthaginois fut inspirée à son père Hamilcar par le désir de compenser les pertes considérables que Carthage avait faites dans les îles de la Méditerranée. De plus, l’indomptable patriote avait voulu préparer ainsi la revanche. À cette distance de Rome, il pouvait assurer à la cité natale d’abondans revenus, un trafic des plus lucratifs. L’Espagne en effet était alors quelque chose de comparable aux Indes aujourd’hui. Il pouvait y lever, entretenir, aguerrir une armée nombreuse. Il pouvait enfin réunir méthodiquement les forces qui lui permettraient de tomber un jour sur Rome et de l’anéantir. Car les Barcas, de père en fils, étaient d’avis que, de Rome et de Carthage, il en était une de trop sur la terre. Ses campagnes ibériques furent le plus souvent heureuses. Hamilcar possédait le don, qui paraît avoir été de famille, de séduire aisément ceux qui entraient en rapport avec lui