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ou banal. Ce ciel morne, ce soleil sans éclat, qui se révèle par ses ombres plus que par sa lumière, cette terre ingrate et nue, ces plateaux désolés que dominent au loin les profils sévères de montagnes plus âpres encore, toutes ces menaces, toutes ces duretés de la nature, disent assez les dangers qu’ont déjà traversés le meurtrier et sa famille et les épreuves qui les attendent encore. Isolés de toutes parts et ramassés en un groupe compact au milieu de l’espace immense, ils fuient sous la malédiction de Jéhovah. Au centre, la femme de Caïn, les cheveux en désordre, grisonnante, les seins pendans, le visage hâve et abruti par la misère, est assise sur un brancard que portent les plus âgés de ses fils. Deux petits enfans nus dorment appuyés contre elle. Velus, hérissés, à peine couverts de peaux de bêtes, ses autres fils l’entourent. Ils sont chargés des animaux qu’ils ont abattus à l’aide de leurs armes primitives, des massues, des piques, des haches faites d’arêtes de poissons ou de cailloux grossièrement emmanchés. Des pièces de gibier encore intactes ou des quartiers de viande saignante sont amoncelés sur le brancard pour servir de nourriture aux vagabonds, et des chiens faméliques se pressent, inquiets, derrière eux. En tête, Caïn lui-même, un vieillard à la barbe inculte et aux longs cheveux blancs, s’avance hagard, effaré, incertain de sa route, obéissant à je ne sais quelle mystérieuse impulsion. Où aller ? où échapper au souvenir de son crime, à la malédiction qui s’attache à ses pas, aux inclémences du ciel, aux menaces de la faim, aux responsabilités du chef de famille ? Et sans trêve, sans espoir, la horde farouche poursuit sa route. Telle est, dans sa clarté impitoyable, la composition de M. Cormon. Tous les détails y sont significatifs, et l’harmonie morne de la couleur, harmonie faite de gris terreux et volontairement monotones, n’est relevée çà et là que par quelques taches sanglantes. À peine si, pour atténuer un peu l’horreur d’une pareille scène, vous parviendriez à découvrir parmi ces fauves quelque trace de sentimens humains. Peut-être est-ce par besoin de vous tromper vous-même que vous attribueriez à une attention pour la femme de Caïn le privilège dont elle est l’objet, et sans doute vous devriez plutôt y voir la satisfaction d’un instinct purement animal, quelque chose comme le désir d’assurer la perpétuité de la race en conservant la mère à ses petits. Tout au plus vous est-il permis de trouver l’indication des sentimens que vous réclamez dans le groupe du jeune homme qui emporte sa compagne et la tient dans ses bras, endormie, épuisée de fatigue et les pieds meurtris par la marche, groupe touchant d’ailleurs et qui repose un peu de tant de sauvageries accumulées.

Le darwinisme et la Bible se sont accordés ici pour vous accabler de leurs rigueurs. Comme par un raffinement suprême, la