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même au milieu desquels il eût été appelé à vivre? Quoi qu’il en soit, M. Bastien-Lepage n’a point quitté la France, et c’est à son foyer même, dans les champs, dans les prés de Damvillers, qu’il a cherché ses inspirations. Comme pour le dédommager du succès qu’il n’avait point obtenu tout d’abord, des succès plus éclatans lui sont venus et, d’année en année, l’ont soutenu et encouragé dans les voies modestes où le poussait sa vocation. Son talent simple et vrai a toujours été en grandissant, et il s’est trouvé, par surcroît, de bien des points divers, des parrains pour prôner et étendre sa jeune renommée, k côté de ses filles des champs et de ses faneuses affolées de soleil, il nous a montré dans de fins portraits des princes et des poètes, des illustrations empruntées au monde du théâtre, de la finance ou de la politique, alliant ainsi, avec une sincérité égale, les extrêmes rusticités de la vie champêtre aux plus hautes élégances du grand courant parisien. Le dirons-nous, sa Saison d’octobre de l’an dernier avait un peu inquiété les amis de son talent, et il était difficile de s’intéresser beaucoup à cette paysanne de type vulgaire occupée à mettre assez gauchement des pommes de terre dans un sac. Nous savons gré à M. Bastien-Lepage de l’effort qu’il vient de faire pour agrandir et renouveler son horizon. Il y avait dans l’origine de la vocation de Jeanne d’Arc une poésie naturelle et intime qui devait tenter son talent. La Jeanne d’Arc de M. Bastien-Lepage est touchante, et par les critiques comme par les admirations qu’elle a provoquées vous pouvez comprendre qu’il s’est produit là un effort avec lequel il faut compter. Dans le modeste verger attenant à la chaumière de ses parens, la jeune fille se tient appuyée contre un arbre. Elle est simplement, presque pauvrement vêtue d’une jupe et d’un corsage gris, à peine ajustés. Blonde, menue, sa tête représente un type assez répandu dans nos campagnes lorraines. Mais les grands yeux d’un bleu paie ont la fixité étrange, de l’extase, et leur vague regard brille d’un éclat singulier dont le doux visage semble illuminé. Un des bras de Jeanne pend à ses côtés, tandis qu’inconsciente elle tient machinalement de sa main étendue une branche du pommier auquel elle est adossée. Derrière elle, à travers les feuillages, se confondant presque avec la muraille, on entrevoit une apparition confuse, les Voix : saint Michel, couvert d’une armure dorée, qui présente à la jeune fille une épée nue, et les deux saintes, Marguerite et Catherine, l’une à genoux, cachant sa tête dans ses mains, comme une image de la patrie abîmée dans sa douleur; l’autre regardant Jeanne avec amour. Mais Jeanne ne veut point voir l’apparition; elle s’est détournée. Depuis longtemps elle a lutté contre la terrible vocation. Sa modestie, sa pudeur, la simplicité de ses habitudes, tout la retenait, et cinq ans elle a résisté,