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spéciaux qu’il a reçus. Tout en bas d’un sentier abrupt, à peine tracé entre des rochers grisâtres qui montent jusqu’au haut de la toile, un vieillard charitable soutient et entoure de ses bras un blessé qu’il a recueilli, pansé et placé sur son âne. Ainsi conçu, ce groupe des deux figures est bien disposé, mais c’est là le moindre mérite d’une œuvre dont l’exécution surtout est remarquable et très personnelle. Elle nous montre les meilleures qualités du dessin ; la précision, la clarté, une élégance facile, sans manière, et qui tire son prix d’une justesse parfaite. Les mouvemens sont largement indiqués, les aplombs très fermes et les constructions irréprochables. Avec cette correction de l’ensemble, vous retrouvez dans le passage insensible des formes toutes ces inflexions délicates et fines qui rendent si attachante l’étude du corps humain. Quant à l’entente de l’harmonie et du clair-obscur, quant au charme de la couleur, ils sont pour le moins au niveau du dessin. Aucune de ces négligences, d’ailleurs, qui déparent tant d’œuvres de notre temps ; la facture très habile est dans une mesure parfaite, animée et facile, ni mince, ni lâchée. M. Morot est exigeant pour lui-même. Il a un œil excellent, dont l’éducation est faite, et une main singulièrement adroite. Les seules réserves que nous aurions à faire dans notre éloge porteraient sur une imitation un peu trop stricte de la nature pour les types de ses deux personnages. Non que nous conseillions à M. Morot cette noblesse conventionnelle qui fort heureusement n’est plus de mise et qui s’en est allée avec les formes vaines de la rhétorique. Mais le goût que le jeune artiste montre dans son exécution, nous souhaiterions qu’il le montrât aussi dans le choix de ses types ; il y avait ici surtout une sorte de convenance exigée par le sujet lui-même, et dont il n’a peut-être pas assez tenu compte. On ne saurait serrer de trop près la nature dans une étude ; il n’en est pas ainsi pour le tableau. L’étude faite, il y a une façon de l’interpréter qui la complète, un travail de haute assimilation qui permet de l’utiliser en la subordonnant aux besoins seuls de la composition. Y arrive-t-on, l’œuvre devient parfaite ; c’est le grand art. M. Morot doit y viser, il peut y atteindre. Il est né peintre. Nous osons lui demander de faire un noble emploi de tous les dons qu’il a reçus et du talent qu’il a déjà acquis.

À M. Bastien-Lepage aussi il a été beaucoup donné, et de bonne heure il s’est vu le favori du public, qui l’a adopté et a pris parti pour lui. S’il avait eu, — on l’a dit du moins, — à subir à ses premiers débuts quelque mécompte, nous ne pensons pas qu’il y ait aujourd’hui lieu de l’en plaindre. Que serait-il advenu de son talent avec ce séjour en Italie qu’il avait rêvé ? Quelles influences auraient exercées sur lui les traditions, les chefs-d’œuvre et la nature