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du Salon. Accroupi sur la paille, à peine couvert d’un lambeau d’étoffe noire, le vieillard, les yeux levés vers le ciel, semble déjà étranger à ce monde et comme perdu dans la contemplation des choses d’en haut. Les rayons du soleil qui pénètrent dans la grotte du solitaire frappent en plein son corps amaigri et accusent toutes les déformations que l’âge et l’épuisement y ont amenées. La peau, luisante sur les articulations, retombe flasque sur le ventre et se fronce au travers du torse en plis profonds; les veines épaissies se croisent et tordent en saillies noueuses leur réseau; les jambes grêles et les cuisses amincies seraient incapables de soutenir ce pauvre corps. Dans le vif éclat de la lumière aussi bien que dans la claire transparence d’ombres qui ne dissimulent aucun détail, par tout le travail d’usure et de décrépitude est écrit en traits impitoyables. Et cependant, malgré toutes ces laideurs, il y a dans le geste des bras et des mains un abandon si entier, une telle force de résignation brille sur ce visage à demi renversé, les yeux vitreux et troublés sont traversés par l’éclair d’une foi si ardente et noyés dans une si complète extase que cet élan d’amour et d’adoration triomphe de ces réalités misérables et les dépasse. Ruiné, assailli et rongé par la maladie, abandonné et raillé par les siens, ployant sous tant d’accablemens, ce délaissé est resté fidèle. Il est bien vraiment « rassasié de toutes sortes de misères, » mais alors que la douleur le presse, a que les membres de son corps sont réduits à rien, » il ne saurait renier son Dieu et il invoque « ce témoin de son innocence qui est dans le ciel. » Le Christ de M. Bonnat avait autrefois, s’il vous en souvient, soulevé quelques clameurs; en rendant justice au talent de l’œuvre, certains critiques lui auraient souhaité une expression plus noble et des formes plus choisies. Avec un talent plus fort, M. Bonnat accuse ici des réalités plus vulgaires encore, mais qui, cette fois du moins, lui étaient fournies par le sujet lui-même. Jamais contraste n’a été plus énergiquement rendu. Le modelé du corps est un prodige de relief; le dessin, serré de près, est suivi jusqu’au bout avec une cruelle et tranchante précision. Partout les tons vibrent et s’opposent franchement les uns aux autres par touches superposées, et le travail, partout vivant, mené avec une science sûre d’elle-même et un désir de bien faire qui ne connaît aucune défaillance, conserve toujours le même entrain, le même air d’aisance et d’abandon.

Le portrait de M. Grévy accompagne dignement cette œuvre magistrale et continue la série de ces portraits, vraiment historiques et définitifs, que nous aurons assez loués en les disant égaux à eux-mêmes. Peut-être faudrait-il aller plus loin et reconnaître que jamais ces convenances secrètes qui rattachent la pensée à ses moyens d’expression n’ont été mieux observées par M. Bonnat. La