Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/615

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Charles-Edouard dans la seconde partie de sa vie, — tout à fait par anticipation un personnage des Rois en exil d’Alphonse Daudet, — et il est certain qu’en sa compagnie la comtesse d’Albany n’avait le choix qu’entre le parti qu’elle a suivi ou celui de mourir victime d’un odieux devoir. Dans toute autre condition que la sienne, elle aurait donc eu raison d’agir comme elle a fait; mais ce qui aurait été excusable chez la première bourgeoise venue, ou même chez une simple grande dame, ne l’était pas chez celle que ceux qui l’approchaient saluaient du titre de reine d’Angleterre.

Ce n’est pas contre la morale qu’a péché la comtesse d’Albany, c’est contre la noblesse des sentimens. Quels que fussent les torts de Charles-Edouard, elle se devait de plaider en sa faveur dans le secret de sa conscience. Si son indignité ne pouvait être excusée, elle ne pouvait être que trop facilement expliquée par les longs malheurs de son existence. Que de désespoirs silencieux avaient été l’origine première de cette ivrognerie dont il salissait son nom royal ! Que de ressentimens des vieilles trahisons politiques dont il avait été victime entraient dans ces habitudes de colère où il oubliait ses manières de gentilhomme ! Que de mépris des anciennes bassesses dont il avait fait l’expérience entrait dans cette humeur maussade où il s’absorbait des journées entières ! Que de souvenirs des vieux espionnages qui l’avaient poursuivi dans la défiante surveillance dont il lassait la princesse ! On ne perd pas une partie comme celle qu’il avait jouée sans souffrir outre mesure, surtout quand il faut abandonner tout espoir de revanche; or si l’excès de souffrance est quelquefois pour l’âme une cause de salut, elle est bien plus souvent une cause de perversion, et c’était le cas de Charles-Edouard. Tout avili qu’il fût, le prétendant n’en était pas moins le dernier héritier des Stuarts, race justement malheureuse peut-être, mais qui en dépit de ses torts avait porté deux couronnes avec une incontestable fierté. Quoique vaincue, la cause de cette race existait encore; si elle était à jamais condamnée, ce n’était pas à ceux qui partageaient l’existence de son dernier représentant de le savoir et de l’avouer, et c’est là cependant ce que fit la comtesse d’Albany. Jadis, à Culloden, Charles-Edouard n’avait été que battu; la fuite de sa femme au couvent des dames blanches de Florence proclama publiquement sa déchéance devant toute l’Europe. A aucun moment, la comtesse d’Albany ne semble avoir compris les devoirs que sa situation lui faisait envers la cause jacobite, avoir eu conscience que, par derrière ce mari détesté, il y avait des cœurs qui croyaient encore en lui, qui espéraient contre toute espérance, et dont cette séparation allait détruire cruellement les dernières illusions. Ah ! combien elle serait pour nous plus intéressante