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aimant esprit de science ! Béatrice apparaît et leur explique longuement comment a été possible le merveilleux édifice des beaux siècles du moyen âge. Une divine pensée d’amour fut un jour jetée parmi des hommes simples, cette semence bénie germa de proche en proche, des milliers d’âmes la reçurent, et chacune ajouta à cette richesse première le petit trésor de sa vie morale. La croyance chrétienne, ainsi grossie de tous les rêves d’amour dont elle avait été le principe, devenue la maîtresse absolue de l’âme humaine, inspira chacun de ses mouvemens, en sorte qu’il n’y eut pas un seul de ces mouvemens qui ne fût déterminé par l’amour. C’est par l’amour qu’elle devint habile, ingénieuse et savante. Ce Dieu dont elle était pleine, elle voulait l’adorer, et pour l’adorer elle devint architecte et artiste inspirée ; elle voulait le comprendre, et pour le comprendre, elle éleva l’édifice de la scolastique, et enfin, tout cela fait, ne se trouvant pas encore assez près de lui, la poésie, d’un dernier effort d’amour, l’emporta sur ses ailes jusqu’à son trône inaccessible à la pensée réduite à ses seules ressources. Si cher est ce souvenir à Béatrice, que volontiers elle consent à un nouveau séjour sur la terre pour guider, si c’est possible, un nouveau Dante dans les régions du paradis. Mais hélas ! cette fois le séjour lui paraît si dur qu’il ressemble à une expiation, et qu’elle croit descendre ou monter les spirales de ces mondes consacrés aux pécheurs que son pied ne foula jamais. Le moderne scepticisme lui est une insulte quotidienne, la science aride un sujet de larmes, il n’est pas d’heures où elle ne sente passer en elle le frisson de l’épouvante, et quand enfin elle veut regarder le ciel dont elle connaissait toutes les provinces, elle le trouve fermé et croit alors qu’il ne lui reste qu’à mourir, proie dévolue au néant qui triomphe. Une scène imitée à la fois du fameux songe de Jean-Paul et de L’Ahasvérus d’Edgard Quinet vient écarter cette conclusion désespérante. Les grands morts des époques croyantes se lèvent du tombeau pour maudire les générations qui ont défait leur œuvre ; mais lorsqu’ils sont en face d’elles et qu’ils voient marqués sur tous ces fronts les signes de l’étude, du désir, de la bonne volonté, ils reconnaissent leurs fils légitimes, il leur est révélé que les hommes de cette terre renouvelée sont en quête d’un ciel plus haut que celui qu’ils avaient atteint, et les anathèmes se changent en bénédictions. Morts et vivans se réconcilient ; c’est comme un baiser Lamourette du moyen âge et du XIXe siècle. Les siècles passés étaient partis de l’amour pour aboutir à la science ; les siècles nouveaux sont partis de la science pour aboutir à l’amour ; l’humanité refera en sens inverse le voyage qu’elle a déjà fait. Écrit au lendemain de l’Ahasvérus et du Prométhée d’Edgar Quinet, et contemporain de la Psyché de Victor de Laprade, ce poème porte bien la