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se trouvait encore en sympathie avec son ami. Bien que Thomas n’eût pas la fermeté des croyances chrétiennes de Mme Necker, il partageait cependant avec elle ce déisme attendri qui était au XVIIIe siècle la foi des âmes religieuses. Dieu, l’âme, la mort, l’éternité, ces graves questions revenaient incessamment dans leur correspondance. L’imagination assombrie de Thomas se complaisait à ces pensers sévères, et il trouvait un écho dans celle de Mme Necker : « Voilà donc, lui écrivait-il à propos de la mort de Mme Geoffrin, voilà donc le terme de tout ! C’est pour arriver là qu’il faut faire un voyage souvent pénible à travers les passions, les faiblesses et les ridicules des hommes. » Mais il ajoutait aussitôt : « Heureusement on rencontre quelquefois sur la route des âmes douces et sensibles qui charment l’ennui du voyage. On n’est point à plaindre quand on a aimé quelqu’un, et la vie à ce prix-là vaut la peine d’être acceptée. » Lorsqu’il envisageait cependant ce terme de tout sur lequel un pressentiment secret de sa fin prématurée ramenait incessamment ses yeux, Thomas ne trouvait point au dedans de lui-même cette foi qui animait Mme Necker et qui, disait-elle, « étoit assez vive pour anéantir la crainte de la mort. » Dans sa sincérité il ne cherchait pas à lui dissimuler les anxiétés qui se mêlaient à ses confuses espérances :


Ma vie s’écoule, lui écrivait-il, et les années se précipitent avec une grande rapidité. Que je perde le moins de momens qu’il me sera possible, pour aimer ce que je dois aimer, pour vivre du moins avec son image lorsque je ne peux vivre avec elle-même. Plus j’avance dans ma carrière et plus la vie me paroît un songe. Ce songe est heureux pour moi, puisqu’il m’a fait rencontrer sur la terre celle qui devoit m’inspirer des sentimens si doux. Quand il finira, je remercierai le ciel de me l’avoir donné. Ah ! qui sait ce qui succédera à ce rêve si extraordinaire ? Rousseau en mourant contemploit de ses yeux prêts à s’éteindre cette belle nature qui lui échappoit. Il regardoit encore ce soleil, image de l’être éternel qui les avoit créés tous deux, et emblème de la vie qu’il alloit perdre Où est-il maintenant ? Son âme prend-elle plaisir à errer autour des peupliers qui couvrent sa cendre ? ou son génie ardent et rapide a-t-il été se rejoindre à la divinité qu’il a peinte quelquefois avec tant de dignité et de grandeur ? Ah ! le pouvoir de la mort est-il suffisant pour rapprocher deux êtres que l’infini sépare ! L’imagination humaine abandonnée à elle-même se perd et se confond dans ces idées. Il faut qu’elle contemple la dignité de la vertu, pour oser reprendre quelque espérance, et appercevoir un lien de communication entre Dieu et l’homme. Non, une âme telle que la vôtre ne peut être étrangère à celui qui l’a formée. L’esprit humain dans sa faiblesse a cherché une