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moi qu’il faut que je vous aime beaucoup moins ; car, je vous en avertis, beaucoup de mes défauts tiennent à ce vice-là. Ah ! comme dans l’indifférence on est content de tout le monde ! comme on est calme, tranquille et toujours froidement égal ! comme on a le bonheur de ne rien comparer, de ne rien voir ! comme les lieux, les tems et les personnes, tout se ressemble ! La verdure de vos tilleuls n’en est pas moins belle, que ce soit M. d’Angeviller et vous, ou un paysan de Saint-Ouen qui se promène sous leur ombre. Dans leur végétation tranquille, ils ne changent pas ; voilà comment il faut être. Je n’en suis pas encore à ce degré de perfection ; mais à force de soins et d’années j’y pourrai peut-être parvenir. En attendant, permettes que je sente avec transport tout ce qui vous intéresse, tout ce qui vous touche, tout ce qui tient à votre amitié, dont je m’honore et qui me donne pour le moins autant de plaisir que d’orgueil.

Ce vendredi, 29 mai 1772.


À mesure que l’intimité s’accroît, Thomas exprime plus librement à Mme Necker la chaleur de ses sentimens. « Votre âme, lui dit-il, est nécessaire à la mienne : partout ailleurs elle est errante ; elle ne se retrouve elle-même et ne se repose qu’auprès de vous. » Plus librement aussi, il lui confie ses tristesses ses mécomptes, et le regret que laisse aux ambitions de sa jeunesse le rôle trop effacé à son gré qu’il a joué « sur cette scène cruelle et passagère qui s’appelle la vie. » Parfois, comme s’il avait senti ce que sa réputation avait d’éphémère, il regrettait de s’être consacré aux lettres, de n’avoir pas cherché davantage le bonheur et de n’avoir pas laissé aller sa vie « à une pente insensible et douce qui lui auroit permis de recueillir sur son chemin les plaisirs tranquilles qu’offre l’amitié. » Il aimait alors se figurer ce qu’aurait été cette vie s’il avait connu Mme Necker dans une autre situation et dans un autre pays :


Il faut que je vous fasse part d’un songe ou d’un rêve délicieux que j’ay fait quelquefois, et que j’aime souvent à me représenter. Si dans le temps que vous étiés dans votre patrie, lorsque dans une campagne tranquille, dans une maison retirée et solitaire, entre les plus respectables parens vous cultiviés en paix par la réflexion et par l’étude cette raison que nous admirons aujourd’hui et cette âme si élevée et si sensible, j’avois pu par hazard voyager de ce côté, si j’avois pu vous connoître, il me semble que dans ce moment votre patrie seroit devenue la mienne. Je n’aurois pas voulu la quitter ; je serois resté dans l’heureux désert où vous avoit placée la nature ; mon âme se seroit formée auprès de la vôtre ; mon esprit tous les jours se seroit