Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/534

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sait qu’il avait le parti-pris de ne pas s’exposer aux censures de la Sorbonne, et qu’après avoir publié, en 1750, sa théorie de la Terre, il s’empressa, sur les observations qui lui furent faites par la faculté de théologie, de publier une réponse où il déclarait expressément « n’avoir eu aucune intention de contredire le texte de l’Écriture et croire très fermement tout ce qui y étoit rapporté sur la création, soit pour l’ordre des temps, soit sur les circonstances des faits. » Mais, sans attacher plus de créance qu’il ne faut à ce propos que lui attribue formellement Hérault de Séchelles : « J’ai toujours nommé le Créateur, mais il n’y a qu’à ôter ce mot et à mettre à la place la puissance de la nature, » on ne saurait cependant méconnaître que, si les mots de Dieu, de créateur du monde, d’auteur des choses reviennent fréquemment sous sa plume, ces mots paraissent n’avoir dans sa pensée d’autre portée que celle d’une forme de langage un peu conventionnelle. Lorsque avec cette vue de l’esprit dont il s’enorgueillissait à bon droit, il promène sur les révolutions de l’univers un regard pénétrant dont quelques erreurs ne doivent pas faire oublier la sagacité, lorsque (suivant une métaphore hardie) à cette question que Dieu adressait autrefois à Job : « Ou étais-tu lorsque je jetais les fondemens du monde ? » il semble répondre : « J’y étais ! » il semble aussi, à travers la réserve prudente de son langage, qu’il ne sente pas la nécessité d’une puissance intelligente et directrice et que, pour expliquer ces évolutions successives, il lui suffise de cette force de la nature dont il parlait avec une éloquence si chaleureuse et si convaincue : « C’est, disait-il, une puissance vive, immense, qui embrasse tout, qui anime tout… C’est en même temps la cause et l’effet, le mode et la substance, le dessein et l’ouvrage… un ouvrier sans cesse actif qui sait tout employer, qui travaillant d’après soi-même, toujours sur le même fonds, bien loin de l’épuiser, le rend inépuisable ; le temps, l’espace et la matière sont ses moyens, l’univers son objet, le mouvement et la vie, son but. » Il lui manque, en un mot, ce que Sainte-Beuve (le Sainte-Beuve de 1854) dans l’étude sagace qu’il lui a consacrée appelait si bien : « le rayon, l’humble désir qui appelle la bénédiction d’en haut sur l’humaine sueur et lui fait demander le pain quotidien. » D’un autre côté, on savait, et les documens publiés par M. Nadault de Buffon n’ont fait que compléter d’autres témoignages, que Buffon n’a jamais cessé de se conformer aux pratiques extérieures du culte et qu’au moment de sa mort, dans la plénitude de son intelligence, sans pression d’aucune sorte, il a non-seulement accepté, mais réclamé avec ardeur les secours de l’église. Il y a quelque chose qui répugne profondément à croire que cette haute nature se soit abaissée jusqu’à jouer toute sa vie une longue comédie, et