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du sauvage en soi. « Le sauvage a les traits fermes, vigoureux et prononcés, des cheveux hérissés, une barbe touffue, la proportion la plus rigoureuse dans les membres : quelle est la fonction qui aurait pu l’altérer? Il a chassé, il a couru, il s’est battu contre l’animal féroce, il s’est exercé ; il s’est conservé, il a produit son semblable, les deux seules occupations naturelles. » J’arrête ici le portrait métaphysique du sauvage, et je vous épargne celui de « sa compagne. » Il sait encore l’art d’établir des conformités morales et des analogies mystérieuses : « Si vous peignez une chaumière et que vous placiez un arbre à l’entrée, je veux que cet arbre soit vieux, rompu, gercé, caduc; qu’il y ait une conformité d’accidens, de malheur et de misère entre lui et l’infortuné auquel il prête son ombre les jours de fête. « Il sait l’art enfin de faire parler éloquemment les ruines, au moyen d’inscriptions et devises, dans le goût de ces banderoles que les imagiers d’autrefois faisaient naïvement sortir de la bouche de leurs personnages. Il y a des marchandes d’herbes et de fruits dans une toile d’Hubert Robert. « Pourquoi ne lit-on pas, en manière d’enseigne, au-dessus de ces marchandes d’herbes ;


DIVO AUGUSTO, DIVO NERONl ? »


Il y a un obélisque. « Pourquoi n’avoir pas gravé sur cet obélisque :


JOVI SERVATORI, QUOD PERICULUM FELICITER EVASERIT, SYLLA.


ou


TRIGESIES CENTENIS MILLIBUS HOMINUM CÆSIS, POMPEIUS. »


Voilà du moins un tableau qui ferait réfléchir Diderot, qui renouvellerait en lui de saintes colères, ou qui le jetterait dans de salutaires méditations sur la vanité des choses de ce monde.

On le voit, c’est ce qui s’appelle finir par où l’on a commencé. Si l’on n’entre pas en effet dans le détail trop avant, si l’on ne se laisse pas distraire du courant de sa lecture par des remarques tantôt justes, tantôt fines, tantôt profondes, mais toujours incidentes, et que, sans se préoccuper davantage de concilier les infinies contradictions de Diderot, on reçoive de ses Salons l’impression d’ensemble qu’ils font sur un lecteur de bonne foi, — nul effort, nulle trace d’un effort du critique pour acquérir ce qui lui manque, non pas même pour s’en enquérir. Une grande ignorance de la technique de l’art, et cette ignorance non-seulement avouée, déclarée, professée par endroits, ce qui ne pourrait, après tout, que faire honneur à la franchise de Diderot, mais les lacunes, et pour ainsi dire les trous, que cette ignorance creuse dans