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Les autres, cependant, s’ils ont des yeux c’est pour ne point voir, et des oreilles c’est pour ne pas entendre. Ce sont des hommes dans la force de l’âge et par conséquent dans la maturité de l’orgueil: le peintre les a placés aux deux extrémités de la toile. Ils fuient cette scène de scandale ; à droite, le dernier fait le geste de l’indignation pharisaïque ; à gauche, le dernier fait le geste de la confusion exaspérée, l’un et l’autre terminant l’action par un même mouvement du bras, par une même indication de tout le corps, tourné de trois quarts. L’action est complète, puisque le peintre vous a mis sous les yeux un vivant témoignage de la diversité des impressions que produisit la parole divine quand elle fut prononcée pour la première fois et qu’aussi bien elle n’a pas cessé de produire parmi les hommes.

Certainement cette peinture psychologique, ou, comme on l’a nommée, philosophique, suppose les plus rares qualités d’esprit et de réflexion, de composition et de science. Et pourtant si Poussin n’était pas le peintre de ses Bacchanales, de ses grands paysages, de tant de toiles enfin sans sujet, serait-il notre Poussin ? Et ne voyez-vous pas la question finale qu’on ne saurait éviter : esprit, réflexion, composition même, au sens dont nous parlons, sont-ce bien là des qualités de peintre ? et ne sont-ce pas plutôt des qualités littéraires ?

J’interroge en effet un peintre, et voici ce qu’il me dit du sujet dans l’école vénitienne : « Quand le Titien peint l’Ensevelissement du Christ, qu’y voit-il ? Un contraste, idée plastique, un corps blanc, livide et mort, porté par des hommes sanguins et pleuré, dans un deuil qui les rend plus belles par de grandes Lombardes aux cheveux roux. Voilà comme on entendait alors le sujet. Vous voyez que la curiosité d’être vrai n’était pas grande et que le désir d’être nouveau n’allait pas plus loin que le désir d’être exact[1]. » École italienne, dites-vous, école vénitienne ! Superstition quasi païenne de la beauté ! triomphe de la ligne à Florence et triomphe de la couleur à Venise ! Il me semble que c’est bien quelque chose déjà, si ce n’est presque tout, dans un art qui comme la peinture ne saurait parler à l’esprit que par l’intermédiaire du plaisir et de la joie des yeux ! Mais écoutez le même peintre encore, et ce qu’il nous dit du sujet dans l’école hollandaise : « Dans leur peinture proprement pittoresque et anecdotique, on n’aperçoit pas la moindre anecdote. Aucun sujet bien déterminé, pas une action qui exige une composition réfléchie, expressive, particulièrement significative, nulle invention, aucune scène qui tranche sur l’uniformité de cette existence des champs et de la ville, plate, vulgaire, dénuée de passion, on pourrait dire de sentimens. » Ainsi de l’une à l’autre extrémité de l’art, même absence de sujet ou du moins même insignifiance,

  1. Eug. Fromentin, un Été dans le Sahara.