Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/431

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
425
UN POÈTE LYRIQUE ESPAGNOL.


Le misérable assassin — ne peut s’écarter de sa victime, — et dans son délire, il ne s’aperçoit pas — qu’il tourne tout autour d’elle. — Enfin le traître recueille — le fruit de ses maléfices ; car Dieu parfois, comme réparation — à sa justice offensée, — concentre en une minute — la douleur de toute une vie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rien n’apaise sa peur, — et sa course douloureuse — se poursuit d’heure en heure, — sans qu’il cède à la fatigue. — Son propre crime le harcèle — à coups redoublés, — jusqu’à ce que, brisé, — livide, éperdu, — il s’affaisse auprès du mort.


Et le poème se termine par cette exclamation, où la majesté du style égale la grandeur de la pensée :


Conscience, jamais endormie, — muet et tenace témoin, — qui ne laisses jamais sans châtiment — aucun crime en la vie ! — La loi se tait, le monde oublie, — mais qui peut secouer ton joug ? — Le souverain Créateur a voulu — que, seule à seule avec la faute, — tu fusses tout à la fois pour le coupable, — dénonciateur, juge et bourreau.


Dans la Vision de Fray Martin, qui n’est autre que Martin Luther, la scène s’élargit encore et ouvre à l’imagination du lecteur le plus vaste horizon. Nous y trouvons en effet, décrites avec une délicatesse exquise, les craintes et les hésitations d’une âme ardente, partagée entre le doute et la foi, qui tantôt brûle de secouer le joug de l’obéissance, tantôt recule épouvantée devant les conséquences de son acte. C’est à l’église même, pendant la prière, que le moine augustin se voit assailli par les désirs secrets, les passions endormies, les souvenirs importuns, qui, jusqu’au fond du cloître, troublent la paix de l’existence humaine. L’envie, la haine, l’ambition, l’amour profane, tous les vices et toutes les convoitises prennent à ses yeux les formes les plus étranges, horribles ou séduisantes, et tourbillonnent emportées dans une danse fantastique ; mais alors se présente une suave vision, belle, d’une beauté grave et mélancolique, où se lit la douleur. Elle fend la foule des êtres impalpables qui emplissent la nef, s’approche du chœur et vient s’appuyer sur le dossier de la stalle où le moine est assis. Celui-ci a fermé les yeux ; tout à coup il sent deux bras le serrer étroitement, un baiser glacial se poser sur son front, et tandis que la voix des autres frères fait retentir la voûte des grands enseignemens de l’église, la vision invite Fray Martin à briser sa chaîne et à la suivre. « Mais qui donc es-tu ? s’écrie le moine. Pourquoi troubles-tu ma paix et ma prière ? — Je suis le Doute, répond-elle. » À ces mots, Fray Martin tombe évanoui.