Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/377

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

été les prétextes? Des récits de tous genres étaient colportés. On allait jusqu’à dire que ceux qui en avaient la garde, pour décourager les recherches, avaient nié la présence aux affaires étrangères des papiers de Saint-Simon. L’allégation était hardie... Au commencement du XVIIIe siècle, on y eût répondu par des épigrammes ou des chansons ; il y a cent ans, elle eût provoqué un pamphlet ; de nos jours elle fit naître un gros volume de cinq cents pages, plein d’esprit et de la plus sûre érudition, (dans lequel un lettré de la meilleure race décrivit le cabinet du duc de Saint-Simon et suivit pas à pas l’historique de ses manuscrits[1]. A de tels argumens il n’y avait plus de réplique; l’inventaire du notaire y était rapporté tout au long; les cent soixante-dix-sept portefeuilles de manuscrits avec leur titre et leur description authentique y figuraient. Du château de la Ferté-Vidame, où Saint-Simon en avait déposé une partie et du « Cabinet à livres» de l’hôtel de la rue de Grenelle, où étaient rangés la plupart des portefeuilles, il était facile de les accompagner sans en perdre la trace. La description achevée, les manuscrits avaient été renfermés dans cinq grosses caisses à doubles clés qui furent déposées chez le notaire Delaleu. Elles y étaient demeurées quatre ans. Enfin le 21 décembre 1760, sur un ordre de Louis XV, contre-signé du duc de Choiseul, M. Le Dran, garde des archives, était venu prendre possession de tous les papiers et manuscrits. Entre la demeure de Saint-Simon, où les hommes de loi les avaient compulsés, et la tour du Louvre, pas une feuille n’avait pu être distraite. Depuis cent vingt ans, le dépôt n’avait rendu qu’un seul document : le manuscrit des Mémoires. La démonstration était donc complète. Il fallait se rendre de bonne grâce. On s’en garda bien. On eut recours à la force d’inertie. Sans un dernier incident, on n’aurait pas vu de sitôt tomber les verrous et s’ouvrir les grilles.

Il y a peu de mois, les deux premiers volumes de l’édition définitive des Mémoires venaient de paraître, et, depuis les admirateurs littéraires de Saint-Simon jusqu’aux plus minutieux critiques, il n’y avait qu’une voix pour rendre hommage à ce travail colossal entrepris par un des plus savans et à coup sûr le plus intrépide de nos érudits. À ce moment, l’édition nouvelle était annoncée, ici même, par un juge dont nul ne récuse la compétence, et, comme M. Léopold Delisle à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, il en prenait occasion de demander, au nom de l’histoire et des lettres françaises, que le dépôt des affaires étrangères ne demeurât pas plus longtemps fermé[2].

  1. Le Duc de Saint-Simon, son cabinet et l’historique de ses manuscrits, par Armand Baschet; Plon, 1874.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 février 1880, une Édition nouvelle de Saint-Simon, par M. Gaston Boissier.