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Voilà les questions dont le jeune homme entendra parler un jour. Se figure-t-on un écolier mettant alors à profit les leçons de son maître de belles-lettres, s’extasiant comme lui devant le procumbit humi bos ou le quadrupedante putrem sonitu quatit, jugeant nos poètes contemporains d’après leurs synecdoches, leurs métonymies et leurs hypotyposes, nos romanciers d’après ces règles classiques qui eussent comblé d’aise M. de la Palisse : «Que la narration soit claire, vraisemblable, intéressante, — et pas trop longue? » Montrera-t-il aussi, à propos des séances du sénat ou de la chambre, qu’il sait distinguer le genre délibératif du genre démonstratif et du genre judiciaire, qu’il apprécie le style simple de M. Dufaure ou le style tempéré de M. Jules Simon, sans oublier l’art avec lequel tel ou tel orateur se sert des a lieux-communs » intrinsèques et surtout extrinsèques. Ce collégien fidèle aux traditions du vieil enseignement ferait dans le monde un personnage de comédie accompli, un Thomas Diafoirus dont se serait moqué lui-même le soutien de nos études classiques, le défenseur et le sauveur du vers latin, l’évêque d’Orléans[1]. Heureuse méthode d’enseignement et de critique, que le premier soin des jeunes gens sortis du collège devrait être d’oublier, avec mille autres choses dont on a chargé leur mémoire! En revanche, ce rhétoricien modèle ne pourra plus souffler mot dès qu’on parlera de peinture, de sculpture, d’architecture, de musique. Il semble, à voir notre instruction secondaire, que l’art tout entier consiste dans les belles-lettres et dans la rhétorique, qu’il n’a existé ni des Phidias, des Praxitèle, des Michel-Ange, ni des Raphaël, des Léonard de Vinci, des Titien, ni des Mozart et des Beethoven. Rien ne rapetisse plus l’esprit que la préoccupation exclusive des littératures mortes, réduites elles-mêmes trop souvent à de la pure grammaire. Quant à la rhétorique proprement dite, nous ne craignons pas de soutenir, avec les Socrate, les Platon et les Aristote, qu’elle est la plaie de toute société en général et de toute démocratie en particulier. Quand l’éloquence politique tombe aux mains des rhéteurs, il est difficile d’espérer un examen sérieux des questions, je ne dis pas seulement dans les clubs ou les réunions publiques, mais même dans le parlement. On s’habitue à juger une cause non d’après sa vérité, mais d’après l’éloquence de ses défenseurs; les mots et les phrases prennent la place des idées. « Attachez-vous aux mots, comme dit Méphistophélès, c’est le moyen le plus sûr. Si le sens vient à manquer, le mot y supplée merveilleusement. Avec des mots on soutient toute une discussion. » La rhétorique pouvait être inoffensive dans

  1. Voir l’intéressant travail intitulé : Monseigneur Dupanloup et l’Instruction secondaire; Troyes, 1873.