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sur les faits de la cause. « Donné quinze coups. » Mais le patient est épuisé, on ne lui arrache plus rien ou presque rien. Aussi bien l’opinion de ses juges est faite à cette heure. Ce même 24 juin au soir, la haute cour s’assemble, au nombre de cent vingt-sept membres ; elle déclare le tsarévitch coupable d’avoir faussement déposé, d’avoir tu ses tentatives, préméditées de longue date, contre le trône et la vie même de son père, d’avoir mis son espoir dans la populace, désiré la fin de son souverain, comploté la ruine de la patrie, de son seigneur, de son père, avec l’aide des armes étrangères : tous chefs établis par ses complices et par lui-même dans les interrogatoires. À l’unanimité et sans discussion, la cour condamne le tsarévitch Alexis Pétrovitch à la peine de mort. Les cent vingt-sept membres ont signé, depuis le chancelier et les ministres, jusqu’à des sous-lieutenans de la garde : un de ces derniers juges n’a pu signer, parce qu’il ne savait pas écrire[1]. Nul n’a pris soin de faire connaître à la postérité l’attitude d’Alexis quand on lui communiqua la sentence ; mais rien n’est plus probable que le dernier cri de passion attribué à ce malheureux par Loos, en terminant la dépêche déjà citée : « L’on vient de me raconter une particularité ou fait qui marque une grande faiblesse du czaréwicz, qui doit avoir prié Tolstoï très instamment de faire en sorte qu’il pût embrasser sa dulcinée et prendre congé d’elle avant qu’on lui coupât la tête, à lui le czaréwicz, ou qu’on l’enfermât dans une prison perpétuelle. Si cette particularité est véritable, la trahison que sa maîtresse lui a faite ne doit rien avoir diminué de la passion qu’il a pour elle, et je suis plus d’avis que jamais que la cervelle lui tourne. »


X.

Durant les pauvres jours de novembre, quand le soleil alourdi sur l’horizon ne peut dissiper le voile des brouillards du fleuve, l’étranger qui suit les quais de la Neva voit parfois dans les airs un phénomène singulier ; un éclair de lumière déchire ce ciel crépusculaire et s’y maintient immobile, éblouissant, comme un trait de feu ; on croit à un reflet d’incendie, à quelque mirage ; c’est la haute et mince aiguille d’or de la citadelle Saint-Pierre-et-Saint-Paul ; un rayon de l’invisible soleil horizontal la frappe au-dessus des brumes, dans la nue, l’allume et la signale comme un mystérieux labarum. Ce signe lumineux indique le lieu où repose le

  1. Ceux qui verraient dans ce fait un signe particulier de barbarie doivent se rappeler qu’il n’était pas besoin à cette époque d’aller jusqu’en Russie pour trouver des officiers illettrés. Saint-Simon écrivait, peu d’années auparavant : « Lefèvre, capitaine dans notre régiment, qui de gardeur de cochons étoit parvenu là à force de mérite et de grades, ne savoit encore lire ni écrire, quoique vieux. » — Édit. Chéruel, I, 56.