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Le commissaire, jugeant qu’il fallait éclaircir toute cette chronique scandaleuse devant le conseil de Moscou, fit main basse sur une partie de la population monacale et ramena pêle-mêle à la Misère une troupe de religieuses, de popes, de chantres, de sacristains, où se trouvaient Eudoxie et son séducteur Gliébof, Abraham Lapouchine, l’abbesse, l’archimandrite et un évêque alors en grand renom, Dosithée de Rostof. La chambre de la question s’ouvrit pour tout ce pauvre monde, et les aveux recueillis jetèrent un singulier jour sur cette existence du cloître, où les dévotions, les prophéties, les conspirations, les intrigues politiques et galantes s’enchevêtraient et pullulaient, comme les lianes croupissantes au fond des marais dormans de la vieille forêt de Vladimir.

Eudoxie et Gliébof confessèrent leur liaison ; des lettres échangées entre les coupables furent découvertes et produites ; la femme répudiée consigna ses aveux dans une supplique adressée à son ancien époux : — « Je me jette à vos pieds, je demande pardon de mon crime ; ne me faites pas mourir avant l’âge, laissez-moi retourner sous le voile, au fond d’un cloître, où je prierai Dieu pour vous jusqu’à mon dernier jour, Sire. — Celle qui fut votre femme. — Eudoxie. » — Dans toute cette affaire, Pierre semble passer assez légèrement condamnation sur les droits de la morale outragée : ce qu’il poursuit, c’est l’opposition faite à sa politique ; le principal chef d’accusation contre Eudoxie, c’est d’avoir quitté l’habit religieux pour l’habit séculier. Dans les interrogatoires de Gliébof, le grand souci des inquisiteurs est de rechercher le point où les intrigues d’ambition se sont entées sur les intrigues de cœur. Gliébof mis à la question fit bonne contenance et se défendit de toute arrière-pensée séditieuse. Abraham Lapouchine fut aussi impénétrable. Mais les dépositions des autres inculpés établirent l’existence d’un complot latent, complot de désir plutôt que de fait, en faveur du tsarévitch, qui devait délivrer tous les exilés de Souzdal. L’évêque de Rostof, Dosithée, avait prophétisé, lui aussi, la mort du tsar dans l’année, et la libération d’Eudoxie par l’avènement de son fils ; en outre il avait prié pour elle à l’autel et conversé avec Gliébof des choses du jour. Pour soumettre un évêque à la question, il fallait préalablement le dégrader ; le tsar requit le synode de prononcer la déchéance du prévenu ; se voyant perdu, Dosithée se présenta hardiment devant ses frères les évêques et parla avec une terrible éloquence : « Suis-je donc seul coupable en cette affaire ? Regardez dans vos cœurs à tous : qu’y trouverez-vous ? Abaissez vos oreilles vers le peuple et écoutez de quoi s’entretient le peuple : d’un nom que je ne nommerai pas. »

— À partir de ce jour, les actes du procès ne nomment plus Dosithée que le défroqué Démid. La torture ne lui arracha que le souvenir de vagues phrases de sympathie en faveur de l’héritier légitime.