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termes laconiques sur le manque d’équipages, la fatigue du voyage. Tandis qu’il parlait, ses deux gardiens guettaient ses paroles et le maintenaient sous leur regard. Le pauvre dominé fut aussitôt ramené dans son appartement par les officiers, qui fermèrent brusquement la porte sur ses pas. Coloredo libella un rapport indigné sur la grossièreté et l’impertinence du seigneur Tolstoï, contre lequel il demandait satisfaction à l’empereur. Quelques heures après, ces gens discourtois montaient en chaise de poste et sortaient de Brünn sans obstacles. — Le 19, ils atteignaient Breslau et bientôt les territoires occupés par les troupes russes. Tolstoï avait pris soin à l’avance de faire doubler les postes militaires : il respirait enfin, sa capture ne lui échapperait plus. Le 10 janvier 1718, il l’abandonnait sans crainte à Riga et courait rendre compte de sa mission à Pétersbourg. Alexis était ressaisi à jamais par sa dure patrie ; les aventures de cette année vagabonde, la triste liberté trouvée dans les forteresses autrichiennes, les solitudes du Tyrol et le ciel de Naples, tout cela n’était plus qu’un mirage fuyant derrière lui sur les neiges mornes des plaines russes, tout assombries des terreurs de l’avenir.

Il n’y ramenait même pas sa consolation accoutumée. Pressé par ses gardiens impatiens de sortir d’Allemagne, il avait dû abandonner à Venise Euphrosine, condamnée par son état de santé à un voyage plus lent. Elle le suivit à petites journées et fut contrainte de s’arrêter à Berlin pour y attendre ses couches. Les lettres échangées entre les deux amans à cette époque nous ont été conservées ; celles d’Alexis respirent la plus inquiète tendresse. De Bologne, d’Inspruck, de Vienne, de Dantzig, il écrit à chaque occasion favorable : « Chère âme, ne te chagrine pas; au nom du ciel, soigne-toi, ne regarde pas à la dépense : ta santé m’est plus chère que tout au monde. » — Et ce sont de minutieuses recommandations sur les précautions que doit prendre la malade, sur les grandes villes où elle peut se procurer les meilleurs médicamens. Les soins de l’âme ne sont jamais oubliés par Alexis : — « Ordonne à Soudiakof qui t’accompagne de te chanter les vêpres et les matines du dimanche ; mais comme il a oublié la suite des mélodies, depuis qu’il vit comme un sauvage, rappelle-lui que le 1er décembre c’est la mélodie VIII; il saura alors quel verset il doit chanter[1]. À ce propos je te félicite pour la fête de demain, jour du bienheureux Nicolas ; je te confie à sa garde et à celle de tous les saints, toi et

  1. Glass, mélodie adaptable à certains versets déterminés par le rituel de la fête qu’on célèbre. La liturgie orthodoxe fait usage d’un registre appelé Octoïkh, qui contient huit de ces mélodies, désignées par un chiffre d’ordre, et revenant alternativement dans le canon de l’année.