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étrange destinée ; le fugitif y trouvait, avec la sécurité, un peu de soleil d’Italie pour dorer ses pauvres amours. Dès le surlendemain de son arrivée, Alexis écrit à l’empereur et au chancelier avec de nouvelles effusions de reconnaissance. D’autres lettres étaient destinées au sénat de Pétersbourg et aux évêques de Moscou ; ces imprudentes missives pèseront d’un poids fatal dans la suite de sa vie ; le tsarévitch rappelait à ses amis qu’il était encore de ce monde et leur demandait de ne pas l’oublier.

Kühl rapporta ce courrier à Vienne en venant rendre compte de sa mission au chancelier. Ce secrétaire révéla alors pour la première fois au cabinet impérial le secret du jeune page d’Alexis, Le vieux Schœnborn se divertit fort en l’apprenant ; il écrit au prince Eugène : — « Nos pellerins de Naples sont depuis hier de retour, m’ayant apporté la cy-jointe pour Votre Altesse, après avoir bien et heureusement exécuté les ordres de Sa Majesté Impériale et porté le tout à une entière seurté. Si les grandes occupations, lesquelles Dieu veuille bénir, le permettoient, et si elle le veut, j’enverray mon secrétaire à lui faire entier rapport, qui est asseurément es forme et matière aussi curieux et en plusieurs circonstances aussi drol et aussi digne de risés qu’une chose puisse être. Notre petit page entre autre enfin est avoué femelle, mais sans hyménée, apparement aussi sans hymen, parce que déclarée pour maîtresse et nécessaire à la santé. Le Tyrol s’est trouvé parsemé de plusieurs gens de nation en question et pourveu de passeports de fraîche date de leur maître sous noms empruntés et d’officiers polonais. La sortie a été bien concertée, prompte et secrètement exécutée, ainsi que la délivrance en temps et lieu connu. »

L’avis des ministres impériaux était qu’il fallait désormais répondre d’une façon évasive aux demandes du tsar, ne dire ni oui ni non, et de jouer les questions des agens russes, impuissans à découvrir la retraite actuelle du tsarévitch. Le chancelier était convaincu que ces agens ne surprendraient plus son secret ; son désappointement fut brusque et amer quand, à la fin de juillet, un envoyé du tsar se présenta chez lui avec les réclamations les plus précises. — Voici ce qui s’était passé :

Roumiantzof avait laissé à Vessélovski des indications propres à guider ses recherches ; pourtant le ministre tâtonnait depuis quelques semaines, quand il reçut dans le courant de juillet la visite de son collègue, le résident de Pologne. Ce dernier venait communiquer à l’envoyé moscovite une lettre de l’ambassadeur polonais à Rome ; cette lettre annonçait que le fils du tsar, ce jeune homme dont les aventures faisaient si grand bruit dans le monde diplomatique, se trouvait actuellement à Naples, enfermé au château Saint-Elme. Abraham demanda des instructions le jour même, en mandant