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jour ses trois amies miraculeuses réunies en Suède dans un même couvent. Il songe toujours à son paradis de Stommeln. Perdu qu’il est dans un pays sauvage, sans nulle communication avec le reste du monde, il est comme seul. Il prie son amie de saluer « toutes les Hillas, » tous ses anciens amis.

Les infortunes temporelles de Christine redoublent vers 1276. Son père meurt; elle devient tout à fait pauvre; le monde l’abandonne; la ferme a été vendue; la maison où ils ont demeuré ensemble tombe en ruine. Elle n’a personne à qui dire ses secrets. Ah ! si elle pouvait les révéler à Pierre avant de mourir ! Pierre l’a invitée à venir en Suède se fixer dans un couvent de religieuses dominicaines; elle n’osera partir que s’il lui en donne le conseil de vive voix. Ces tristes nouvelles vont au cœur de Pierre. A tout prix il veut la voir ; l’année ne passera pas sans qu’il ait eu ce bonheur. Qu’elle vienne; il a six filles religieuses, avec lesquelles elle demeurera et qui subviendront à ses besoins de leur patrimoine.

La maison a fini par s’écrouler (1277) ; le curé est mort; la mère de ce dernier accuse Christine d’avoir détourné les biens du défunt. L’excellent Pierre n’y résiste plus. Il semble que, vers ce temps, il était devenu lecteur dans l’île de Gothland, sa patrie, sans doute à Wisby (1278). Amor improbus omniat vincit, se dit-il sans cesse, et en effet, en 1279, il obtient la permission de repartir pour Cologne, sous divers prétextes, dont le principal était de se procurer quelques-unes de ces reliques dont la métropole religieuse de l’Allemagne était l’inépuisable dépôt. Sa santé s’était fort affaiblie; mais lui, qui s’évanouissait deux ou trois fois dans l’espace d’un mille, fait maintenant sans fatigue un voyage énorme. Le récit de la surprise qu’il causa aux dévotes de Stommeln en tombant chez elles à l’improviste est habilement ménagé. C’était le 15 septembre 1279, à l’heure de la messe. Plusieurs personnes ne le connaissaient déjà plus ; la femme du sonneur lui demanda son nom, sa patrie. Au nom de Pierre de Dace, elle sort à la hâte, court sur la place en criant : « Christine, Christine, viens vite. » Le bonheur de Christine, ses extases, quand frère Pierre prêcha après vêpres sur des paroles évangéliques qu’elle-même avait choisies, se laissent deviner ; elle ne sort de son extase que pour dire deux fois : « Aimons Dieu, car il est trop aimable. » Elle vivait alors chez les recluses ou béguines. Elle se crut obligée à quelques précautions : soit qu’elle voulût prévenir les médisances, soit qu’elle fût obsédée de quelques-uns de ces scrupules qui lui étaient habituels, elle affecta, dans son extase, de ne pas le reconnaître : «Frère Pierre, dit-elle, si tu veux parler de Dieu, c’est bien; sinon, fais tes affaires le plus vite possible et pars ; sans cela, nous nous ennuierons