Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 39.djvu/289

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sous les yeux des supérieurs, qui, loin d’y trouver à redire, n’écrivent jamais à Pierre que pour lui parler de celle qu’ils appellent « votre bien-aimée Christine. » Pierre redouble alors les beaux effets de son style artificiel, chargé d’assonances et de colifichets, qui ne l’empêchent pas d’être vrai et plein d’onction. La dernière lettre qu’il écrit de Paris sur l’état de son âme est une des meilleures pages à lire pour se représenter la vie religieuse du XIIIe siècle. Il trouve à Paris des modèles de parfaits religieux ; mais il éprouve de grandes sécheresses ; c’est seulement en disant la messe qu’il a des joies sensibles et qu’il retrouve « sa vierge » : Tunc nova progenies cœlo demittitur alto ; tunc redit et virgo. Heu mihi ! dilectissima, quid dixi et quid memini. On se rappelle involontairement ce que Fénelon disait de saint Augustin : — « Je n’ai jamais trouvé qu’en lui seul une chose que je vais vous dire : c’est qu’il est touchant, lors même qu’il fait des pointes. »

Vers Pâques 1270, Pierre fut rappelé par ses supérieurs à Cologne. Il essuya divers retards et ne revit Stommeln que le 13 août. Son séjour ne devait d’abord y être que très court ; mais divers incidens, qu’il regarda comme providentiels, le prolongèrent. Ses rapports avec Christine eurent le même caractère de naïveté et d’abandon. Christine subvenait à ses dépenses et avait économisé huit sous de Cologne pour lui acheter une tunique, dont il avait grand besoin. Le diable les vola. Le 29 septembre, Pierre fit une dernière visite à Stommeln. « Frère Pierre, lui dit Christine, puisque tu vas me quitter, laisse-moi te demander un secret intime. Si tu le sais, dis-moi la cause de notre mutuelle affection. » Pierre, étonné, hésita, et répondit vaguement : « Dieu est l’auteur de toute affection, de toute intimité. — Non, dit-elle, j’ai des doutes sur cette réponse. Je te demande si tu n’as pas reçu sur ce point quelque indication, quelque grâce particulière. » Pierre, embarrassé, garda le silence. Christine ajouta : « Je sais que proche est le moment de notre séparation et de ma désolation ; c’est pourquoi je vais te révéler un secret que sans cela je ne te manifesterais pas[1]. Vous souvenez-vous que, quand vous vîntes la première fois me voir, avec frère Walter, de bonne mémoire, vers le crépuscule, quand je vous vis d’abord, je fis placer entre vous et moi un coussin, sur lequel je m’inclinai ? — Je m’en souviens. — En ce temps-là, le Seigneur m’apparut, et je vis mon bien-aimé, et je l’entendis me dire : « Christine, regarde attentivement l’homme près de qui tu es inclinée, car c’est ton ami, et il le sera toujours. Sache de plus qu’il demeurera à côté de toi dans la vie éternelle. » Et voilà la cause, frère Pierre, pour laquelle je t’aime

  1. Nous avons conservé les vous et les tu, comme ils s’entremêlent dans l’original.