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M. Drouyn de Lhuys se moquait de tant de « missions supplémentaires, complémentaires, extraordinaires et très extraordinaires[1]. » C’est surtout en parlant des rois qu’il est permis de dire que le ridicule déshonore plus que le déshonneur. Pour remplir ses devoirs d’amitié, Frédéric-Guillaume IV n’a pas craint d’affronter le ridicule, et cependant on ne lui en savait qu’un gré médiocre à Saint-Pétersbourg ; on l’accusait de n’en faire jamais assez, on lui reprochait sa mollesse, ses hésitations, sa tiédeur. L’anonyme assure que le Russe est essentiellement ingrat, qu’il méprise dans le secret de son cœur les déférences, les courtoisies qu’on lui témoigne, qu’il y voit un aveu de faiblesse et du besoin qu’on a de lui, un hommage involontaire rendu à sa supériorité. C’est pourquoi l’anonyme a choisi pour épigraphe de son livre cette sentence de Joseph de Maistre : « Voulez-vous faire accepter une chose à un Russe, il faut la jeter devant lui, après la lui avoir fait vanter. Alors retirez-vous, il la ramassera et en donnera le prix que vous voudrez ; mais si vous la lui mettez dans la main, il n’en voudra pas. »

L’auteur de Berlin et Pétersbourg a fait le bilan, dressé l’inventaire de l’alliance prusso-russe ; il a énuméré les services rendus, il a établi le doit et l’avoir des deux parties, et sa conclusion est que, depuis la mort de Frédéric-Guillaume IV aussi bien que de son vivant, les Russes ont recueilli tous les bénéfices essentiels de l’alliance, qu’ils ont beaucoup reçu et n’ont presque rien donné. Il insiste principalement sur ce qui s’est passé en 1863, pendant l’insurrection polonaise ; il rappelle avec complaisance que M. de Bismarck a sauvé la Russie par la convention militaire qu’il signa avec elle à la barbe et en dépit de l’Europe. Le danger semblait sérieux, on croyait voir les étincelles d’un grand incendie ; la maison craquait, ceux qui jugent sur les apparences annonçaient un prochain écroulement. — « Il me paraît, disait au grand-duc Constantin le gouverneur militaire de Varsovie, le général Berg, que hormis Votre Altesse impériale et moi, tout le monde ici fait partie du comité révolutionnaire. » On ne peut nier que M. de Bismarck n’ait prêté main forte à son allié, qu’il n’ait bravé pour lui complaire l’animadversion et les remontrances de trois cabinets.

À la vérité, les Russes ont cherché à diminuer le prix de son bienfait en lui attribuant des combinaisons et des convoitises secrètes. Ce qu’ils en ont dit a trouvé facilement créance dans les esprits, tant on a de penchant à se persuader que M. de Bismarck n’a jamais fait dans sa vie rien d’inutile. Un démenti formel a fait justice des légendes qui ont eu cours récemment touchant les trames qu’il avait ourdies, disait-on, avec le gouvernement révolutionnaire ; mais personne n’a jamais démenti

  1. Le détail de la politique suivie par la Prusse pendant la guerre de Crimée a été retracé dans d’intéressans articles de la Rundschau, qui ont été attribués à M. Geffcken.