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les faits et d’en déduire les conséquences, à la sûreté de ses informations en tout ce qui concerne la Russie, on a cru reconnaître en lui l’auteur égaiement anonyme de trois volumes publiés successivement sur la société de Saint-Pétersbourg et qui ont obtenu un légitime succès. A la vérité, l’auteur de ces trois volumes cherchait à faire croire qu’il était Russe; l’auteur de Berlin und Petersburg se déclare Prussien. S’il écrit quelque jour sur l’Espagne, peut-être sera-t-il Espagnol, il y a dans le monde des métamorphoses dont il serait puéril de s’étonner. On peut remarquer aussi que lorsqu’il était Russe, l’anonyme écrivait en philosophe, qui observe et juge les choses avec un parfait sang-froid. Il y avait en lui une pointe de narquoise ironie qui s’attaquait quelquefois à de grands personnages; mais il se piquait avant tout d’impartialité, d’exactitude; il ne s’indignait contre personne, il ne se fâchait de rien, il expliquait à ses lecteurs les faiblesses latentes, les vices secrets de l’empire des tsars aussi tranquillement qu’un cornac démontre son éléphant ou son boa constrictor. Depuis qu’il est devenu ou redevenu Allemand, il a changé d’humeur et de méthode. Ce n’est plus un sage ni un curieux, c’est un polémiste passionné, un atrabilaire qui prend les gens à partie avec une violence acerbe. C’est bien ainsi qu’on écrit quelquefois à Berlin, et cependant des personnes qui se disent bien renseignées affirment que dans le fait l’anonyme n’est ni Prussien ni Russe, qu’il est Autrichien et un Autrichien fort connu. En ce cas, il faudrait croire qu’il s’est inspiré de certains sentimens assez répandus à Vienne, de la peur qu’on y éprouve de voir la Prusse renouer quelque jour avec la Russie, du désir de rentre leur rupture irrémédiable. S’il a voulu attiser les haines, jeter de l’huile sur le feu, il faut avouer qu’il n’a rien négligé pour cela. Respectons le mystère dont il s’enveloppe, renonçons à porter la lumière dans ces ténèbres. Tout ce qu’on peut dire, c’est que lorsqu’il était Russe, il n’était qu’un mauvais Russe, et qu’il a écrit son dernier livre en bon Prussien; on ne peut l’être davantage. Ajoutons que son livre est curieux, que c’est l’œuvre d’une plume exercée et d’un homme bien informé. L’anonyme n’ignore que ce qu’il lui plaît d’ignorer; ses oublis, ses omissions sont toujours volontaires.

S’il faut l’en croire, le principal vice de l’alliance prusso-russe est qu’elle ne reposait pas sur un accord librement consenti entre égaux qui traitent de pair à pair; elle supposait, selon lui, que l’une des deux parties demeurerait dans cet état de sujétion, dans cette dépendance où se trouve un vassal à l’égard de son suzerain. Pour qu’elle durât toujours, il aurait fallu que la Russie fût toujours grande et la Prusse toujours modeste, que Berlin restât à jamais le chef-lieu d’un pachalik russe ou du moins un endroit où la peur de déplaire au tsar fût considérée comme le commencement et la fin de la sagesse politique. Du