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tort, le crime irrémissible d’être à la mode et populaire sous un régime détesté. Eh bien ! cette légende est pleine d’erreurs ; ici encore nous surprenons un de ces travestissemens de la vérité si fréquens dans l’histoire de France. Des témoignages irrécusables nous représentent avec d’autres couleurs et sous un jour très différent ce personnage que l’impertinence tranchante des écrivains grands seigneurs a défiguré à dessein ou par légèreté. Disons tout d’un seul mot : pendant la première fronde, un homme a dominé et dirigé le parlement, et cet homme, c’était Broussel.

Né à l’époque des troubles de la ligue, dont son enfance avait eu le spectacle, Pierre Broussel comptait plus de soixante-dix ans lorsque la fronde éclata. Les douze portraits gravés que nous possédons de lui, dans la collection des estampes de la Bibliothèque nationale, et qui sont presque tous de 1648, lui attribuent soixante-quatorze ans : nulle trace de fatigue ou de décrépitude ne s’y laisse voir; son front élevé, son regard ferme et tranquille, sa figure longue, osseuse, terminée par une barbe et une moustache en brosse, ses lèvres fines dénotent de la vigueur, une calme assurance et de la pénétration. Reçu conseiller au parlement sous Henri IV, vers la fin du XVIe siècle, il siégeait au sixième rang, dans la grand’ chambre, par ordre d’ancienneté. Le doyen, nommé Crespin, un « bonhomme » celui-là, consulté le premier selon l’usage, n’ouvrait la bouche que pour émettre des avis faibles et insignifians, qu’adoptaient sans examen les quatre conseillers qui votaient après lui. Broussel, se levant à son tour, opinait « fortement et généreusement, » disent nos manuscrits : par lui commençait le sérieux de la délibération. Sur toutes les questions politiques, quel qu’en fût le sujet, il prononçait avec autorité un long discours dont « les raisonnemens doctes, puissants, éloquens » touchaient les esprits et entraînaient presque invariablement la majorité. « M. de Broussel a opiné longuement et hardiment; M. de Broussel a fait merveilles, » écrit à chaque page le maître des requêtes, d’Ormesson, autre témoin de ces séances, souvent d’accord, en ses Mémoires, avec l’auteur anonyme de notre journal inédit. Qu’une interruption partît sur un point de la salle, l’interrupteur fût-il un duc et pair ou un prince du sang, Broussel y répondait sans se déconcerter, et son rare sang-froid, joint à la ferme précision de sa réplique, réduisait l’adversaire au silence. Un jour de décembre 1648, le duc d’Orléans et le prince de Condé contestèrent à plusieurs reprises l’exactitude de ses allégations; fatigué des vivacités renaissantes de ce dialogue, Broussel s’arrêta et dit : « Je croyois, messieurs, avoir la liberté d’opiner, mais puisque, malgré mon droit, je suis sans cesse interrompu, il m’est