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témoin sur mon âme, en foi de quoi j’écris ceci de ma main. Je confie mes enfans à votre[1] garde et vous demande seulement de quoi subsister jusqu’à ma mort. Sur ce je m’abandonne à votre discrétion et miséricorde. — Votre très humble esclave et fils. — Alexis. »

La lecture de cette humble missive irrita le tsar. Il avait espéré sinon la soumission de son fils à ses désirs, du moins une explication, une discussion, une lutte, quelque chose d’une volonté vivante. Il ne trouvait devant lui qu’un roseau courbé, un fantôme d’âme insaisissable. Rien ne pouvait être plus odieux à ce tempérament d’action. — Sur ces entrefaites, Pierre tomba gravement malade en janvier 1716; un moment ses jours furent en danger et ce danger tourna plus vivement encore son esprit vers la nécessité d’assurer les résultats de la réforme après lui. Il ne put ignorer les sourdes espérances qu’avait fait naître sa maladie, les propos vagues qui avaient circulé, malgré la prudence de son fils et des opposans, persuadés que cette maladie était simulée pour les éprouver. Aussitôt rétabli, il adressa une seconde lettre au tsarévitch.

« Dernier avertissement à mon fils. — ...... Tu ne me parles que de mon héritage et tu ne réponds pas à ce qui me préoccupe... Je t’ai longuement entretenu de ton incapacité, de ton indifférence pour la chose publique; tu sembles ne pas t’en souvenir... Si tu ne me crains pas maintenant, comment respecterais-tu mon testament après moi? Comment croire à tes sermens? L’homme n’est que mensonge, a dit le roi David, et quand même tu serais sincère aujourd’hui, les longues barbes[2] n’auront pas de peine à te persuader après moi. Nul n’ignore que tu hais mon œuvre, que tu détruiras après moi tout ce que j’ai fait pour le bien de mon peuple. Il est impossible que tu restes ainsi, ni chair ni poisson (sic). Change ton naturel, montre-toi mon digne héritier, ou sois moine : sinon mon esprit ne connaîtra plus de repos, surtout maintenant que ma santé est chancelante. Réponds-moi sans retard par lettre ou de vive voix. Si tu ne m’obéis pas, je te traiterai comme un malfaiteur. »

Alexis assembla de nouveau ses amis. On décida qu’il devait entrer au cloître et y attendre l’avenir en gardant ses espérances. — « Renonce au trône et tiens-toi en paix, disait Viazemski. — Accepte la robe, ajoutait Kikine, pnur ne pas trouver pis; aussi bien, on vous attache le klobouque[3], on ne le cloue pas sur la tête.» Dolgorouki,

  1. Dans la lettre originale russe, les formes tu et vous sont employées ainsi l’une après l’autre.
  2. Signe distinctif du vieux parti réactionnaire, qui protestait contre l’ukase de Pierre ordonnant de se raser à l’occidentale.
  3. Coiffure des moines russes.