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guère de réplique : il devrait donc donner le premier ce scandale d’un prince russe ramenant une étrangère, une hérétique dans la sainte Moscou ! Comment annoncer cette impiété à ses pères spirituels de là-bas ? Rien ne pouvait troubler plus profondément cette âme enracinée aux choses du passé. Alexis atermoya, espérant quelque événement qui le rappellerait dans la patrie et lui permettrait de choisir dans le térem, comme ses ancêtres, une fille de la vraie foi. — L’enfant dont la politique disposait si librement n’était pas moins effrayée. On ne concevrait guère aujourd’hui toutes les images funestes que l’expatriation en Russie pouvait évoquer devant les yeux d’une fille de seize ans, élevée dans les élégances des cours raffinées de Saxe et de Pologne. C’était peu de l’éloignement, de la rupture irrévocable avec tout le passé, de l’abîme creusé alors entre les âmes par les différences confessionnelles, abîme si profond que le pasteur de Wolfenbuttel disait sans ménagement : « Une de nos filles s’en va chez les païens. » Charlotte ne pouvait se figurer son fiancé que sous les traits de ce tsar Pierre dont les singularités venaient de scandaliser toutes les cours d’Europe où il avait passé. Les chroniqueurs du temps parlent de l’étrange voyageur comme nous parlons aujourd’hui des potentats d’Asie, qui viennent parfois nous visiter et étaler chez nous des habitudes que tout reprouve dans notre civilisation. Nous avons sous les yeux un rapport de M. de Manteuffel, envoyé de Saxe à Berlin, qui raconte un dîner du tsar chez le roi de Prusse : l’ambassadeur tient bonne note à Pierre de s’être abstenu durant tout le repas de certaines énormités auxquelles les convives s’attendaient sur sa réputation : notre langue moderne ne se prête pas à reproduire les étonnemens du diplomate saxon.

Les désirs ambitieux de Wolfenbuttel et les volontés du tsar ne s’arrêtèrent guère à ces répugnances réciproques. On convint d’une entrevue à Carlsbad, où le tsarévitch devait prendre les eaux durant l’été de 1710. La première rencontre ne fut pas séduisante pour le prétendant malgré lui : Charlotte n’était point jolie; elle avait un air plein de majesté, disent ses biographes; on sait que la courtoisie du grand siècle consolait avec ce brevet les filles laides. Alexis, d’un extérieur agréable, fit meilleure impression. Vivement endoctrinée par ses parens, la jeune Allemande, avec la résignation des filles royales et la mobilité de son âge, se prit à désirer ce qu’on voulait si ardemment autour d’elle; l’inconnu a deux faces, suivant le pli de joie ou de tristesse pris par l’imagination; pour celle d’un enfant de seize ans, l’étranger barbare put devenir soudain un prince des pays du rêve, accourant à elle de l’Orient comme du fond d’un conte.