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et brutaux auxquels toute révolution est condamnée, par des moyens tels qu’on pouvait les attendre du temps, du pays, de l’éducation première du réformateur? Le contraire n’eût pas été dans les possibilités humaines. Pierre forgea la civilisation avec les instrumens de la barbarie. Acharné à son œuvre de salut, exaspéré par les résistances qu’elle rencontrait de toute part, il frappa furieusement autour de lui et tout près de lui. Comme il prenait la hache dans les chantiers pour donner l’exemple à ses matelots, il la prit peut-être sur les places, suivant la légende, pour donner l’exemple à ses bourreaux. Les strélitz, un corps de janissaires à la turque, se mutinent contre l’armée nouvelle; il les massacre. Des fanatiques jettent l’anathème à la réforme, au tsar antechrist; il couvre Moscou de potences et fait d’effroyables justices. Son excuse, c’est qu’il ne travaillait pas pour lui, mais pour le bien de la patrie, visible au bout de sa tâche. Sans doute la patrie ne fut pas heureuse, ni reposée, durant l’heure de l’enfantement; les charges étaient lourdes, on peinait partout, on se tuait de labeur, on s’épuisait de sang et d’argent. Le règne de Pierre, suivant la juste expression de M. Solovief, fut un immense éveil de forces; comment le concilier avec un idéal de prospérité et de sécurité ? Nul rêveur ne renversera la grande loi de ce monde, qui est de souffrir pour entrer en pleine possession de l’existence. Nous ne sommes pas, nous l’avouons, de ceux qui admirent les peuples sans histoire, heureux en gagnant beaucoup d’argent; les nations, comme les individus, commandent le respect et l’admiration à la condition d’être une force en travail, une école de sacrifice au profit de la génération du lendemain. Pierre prit la Russie au moment critique où, devant l’expansion de l’Europe moderne, elle hésitait, indécise, forcée de choisir entre le passé et l’avenir, entre l’Asie et l’Europe, entre la mort et la vie. De sa main puissante, il la jeta à l’Europe et l’appela à la vie. Par ce coup de génie, il devançait son temps et son peuple ; par la façon dont il l’exécuta, il rentre dans ce temps et dans ce peuple.

C’est qu’il était bien de sa race, cet homme que nous cherchons ici dans le souverain. Lui, l’apôtre de l’Occident, lui que ses ennemis appelaient l’Allemand, il avait l’âme toute slave, une âme de la steppe, qui allait sans cesse à l’illimité, à l’impossible, aux horizons sans bornes. S’il veut agrandir son empire et renouveler son atmosphère morale, c’est qu’il étouffe presque physiquement dans les limites que les faits et les idées lui assignent, c’est qu’il lui faut prendre des jours sur l’espace, dans tous les sens. La première fois qu’il voit la mer, objet de crainte jusqu’alors, il tressaille d’aise devant cet infini nouveau et s’y lance comme un fou. Plus tard, retenu dans les montagnes à Carlsbad, il éprouvera ce sentiment