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nécessaire ? Comment juger le faible qui succombe plutôt que d’avancer, les forts qui le foulent en marchant, quand la marche est le salut de tous? — Fatalité, disait l’antiquité païenne; — prédestination, répond le moyen âge chrétien; — lutte pour l’existence, affirme la science moderne. Ces diverses formules des opinions humaines ne sont que la constatation du fait; elles réservent le jugement de la conscience, qui flotte, indécis.

Nous n’aurons pas la hardiesse de nous prononcer dans un si grand débat. Nous retracerons les faits : le lecteur jugera. Rarement l’intérêt philosophique de l’histoire a été relevé par de plus attachantes péripéties. Nos romans judiciaires rivaliseraient à peine d’imprévu et de passion avec le procès du tsarévitch Alexis; nos plus ingénieux faiseurs n’ont pas imaginé d’aventures plus étranges que celles de ce jeune prince, fuyant sa couronne et emportant ses amours sur les routes d’Europe, caché dans des retraites obscures, poursuivi, dépisté, repris par une diplomatie subtile comme une police, ramené de la baie de Naples à la chambre de torture de Moscou, disparaissant mystérieusement dans le décor d’une tragédie barbare et léguant une énigme insoluble aux historiens. Tenté à notre tour par cette énigme, nous suivrons docilement nos devanciers, MM. Oustrialof, Solovief et autres; leurs recherches érudites ont ranimé les traits de cette pâle figure qui passe comme une ombre et s’évanouit de même dans l’éclat glorieux du règne de Pierre le Grand[1].


I.

Pierre n’avait que seize ans quand il épousa, en 1689, Eudoxie Lapouchine, fille d’un des boïars qui avaient marqué à la cour du feu tsar Alexis Michaïlovitch. L’année suivante, un fils naissait de ce mariage et recevait le nom de son aïeul Alexis. L’enfant entrait

  1. Pour ne pas multiplier les citations au bas de ces pages, nous indiquerons ici les sources de ce travail : — Oustrialof, Histoire du règne de Pierre le Grand, tome VI, consacré en entier au procès du tsarévitch, avec les documens originaux en appendice; — Solovief, Histoire de Russie depuis les origines, tome XVII ; — Essipof, Documens pour le procès du tsarévitch Alexis Pétrovitch; — Pogodine, le Jugement du tsarévitch A. P., dans la Rousskaïa besièda, 1860; — Guerrier, la Princesse Charlotte (Messager d’Europe de mai et juin 1872 ; — Weber, Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Moscovie, édition française de 1725; — Correspondance des résidens étrangers dans les Publications de la société historique de Russie ; en particulier, tome XV.
    Cette étude était achevée, quand a paru à Heidelberg le livre de M. Bruckner, der Zarevilsch Alexei; nous serons heureux de nous rencontrer avec le savant professeur, qui a puisé comme nous son récit aux sources russes.