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de mettre le liquide souterrain à découvert. Il est vrai que l’eau de ces puits doit être renouvelée sans cesse ; au contact de l’air, elle se corrompt promptement, dans une terre chargée de matières organiques. Ces vallées, ombragées pour la plupart de superbes forêts de caroubiers, ont un charme agreste très vif et offrent toutes les conditions désirables pour présenter quelque jour des agrémens plus solides. C’est un raccourci de la région entière, et elles en accumulent dans un espace étroit les richesses agricoles. On aime en y errant à se figurer un domaine où la culture et l’élevage seraient intelligemment pondérés, où l’on tirerait parti des aptitudes de ces terrains contigus et si variables, depuis le sol léger et peu profond des pentes jusqu’aux amas d’humus entassés dans le creux du vallon. Cela finira par venir, on n’en doit point douter, dans un siècle ou deux. Il faut espérer que, lorsque cela viendra, les premiers qui vont prendre possession de ces bois, les gros estanderos et les spéculateurs, n’auront pas encore fait disparaître tous ces arbres vénérables, et qu’il en restera au moins quelques bouquets.

On se demande d’abord pourquoi les caroubiers affectionnent tellement ces grasses vallées. Ce n’est pas un arbre douillet, le travail de s’enraciner dans la pierre et de la fendre pour s’y accrocher n’est pas pour lui faire peur. Quand on en rencontre un groupe dans les rochers, on voit bien à leur bonne mine, ou plutôt à leur mine fière, quoique toujours maussade, qu’ils se sentent là chez eux. On ne tarde pas à s’expliquer qu’ils se soient acclimatés dans les lieux humides. C’est tout à fait comme pour les sangliers de Choyqué-Mahuida battant en retraite devant les Indiens : les arbres ont battu en retraite devant le feu. Le feu a détruit tous ceux qui avaient élu domicile sur les plateaux. S’il en est resté dans une plaine ouverte, soyez assuré qu’en cherchant bien vous découvrirez non loin de là et sur le vent l’affleurement d’un banc calcaire ou une dépression marécageuse qui contrarient la marche des flammes. En thèse générale la pampa brûle au moins une fois par an. Les Indiens, à qui on reporte en général tout l’honneur de ces dévastations, y ont bien sans doute leur part de responsabilité : ils mettent le feu aux prairies à propos de tout et de rien, pour transmettre des signaux, pour préparer les pâturages de l’année suivante, pour en enlever un à l’ennemi, pour suivre une direction la nuit, pour purifier l’air, pour le plaisir. Les soldats font exactement de même, et il est probable que le ciel s’en mêle quelquefois. Les incendies sont surtout fréquens à l’époque où les herbes sèches et amoncelées sont soumises à des alternatives de pluie et de soleil ; la fermentation suffit dans ces conditions pour les enflammer, et il serait difficile d’expliquer d’une autre manière des incendies que j’ai vus s’allumer à la fois aux quatre points cardinaux dans des lieux où il n’y