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soldats se pressaient à l’entrée pour le contempler à la lueur de quelques allumettes. L’horrible ne leur déplaît pas, surtout quand ce sont leurs ennemis qui leur en offrent le spectacle, et il ne manqua pas un loustic pour adresser au défunt un ironique adieu. Pourtant y a-t-il beaucoup d’eaux-fortes de Gallot plus poignantes que ce cadavre gisant sur quelques peaux de bêtes sauvages auprès de son écuelle vide? L’aspect de cette hutte, cette clairière où planait la mort, la lumière de la lune à chaque instant voilée par des nuages orageux, les formes revêches des caroubiers, l’ombre qu’ils projetaient sur cette flaque luisante et empestée, les silhouettes des soldats glissans sur les bords sans bruit, tout semblait calculé pour accentuer l’horreur mystérieuse qui se dégage la nuit de la solitude et des forêts. S’il y avait des Indiens par là, et s’ils sont sensibles au langage des choses inanimées, ils durent penser que la nature se mettait contre eux, après la famine, la peste et la guerre, et qu’elle se faisait complice de l’œuvre terrible que nous accomplissions, la suppression d’une race.

Il y en avait, du reste : un soldat resté en arrière pour ressangler son cheval, disparut, massacré par des rôdeurs invisibles. Quand vint le jour, on rencontra quelques cadavres de sauvages sur la route qu’avait suivie la division Puan. Les chevaux rabrouaient et passaient outre sans trop de façons, sentant l’eau de loin. Le lac vers lequel ils se hâtaient ainsi ne méritait pas tant d’empressement. Il était aux trois quarts sec, et une quinzaine de puits creusés la veille sur le pourtour et poussés avec une grande énergie n’avaient fait que prouver l’impossibilité d’arriver à la couche aquifère avec les moyens dont nous disposions, et qui étaient ceux qui convenaient à une campagne de ce genre, où tout doit s’emporter à dos de cheval. Le moindre véhicule ne nous aurait pas suivis 10 lieues. Ici la pioche enfonçait dans un banc de sable rouge et d’argile dont plusieurs jours de travail n’eussent peut-être pas fait voir la fin, et pour le salut des chevaux aussi bien que pour le succès de l’expédition il n’y avait plus une heure à perdre. Le télégraphe indien jouait; on distinguait sur la route la fumée d’incendies régulièrement espacés; c’étaient les éclaireurs de Namuncura qui lui faisaient part de notre mouvement. La colonne du commandant Garcia était déjà en selle quand nous la rejoignîmes; nous prîmes nos dispositions pour repartir aussitôt ; il fallait sortir de cette plaine endiablée. On fit rondement boire les bêtes, chacun remplaça par un cheval frais celui sur lequel il avait passé la nuit; en moins d’une heure tout fut prêt.

Nous allions au trot à travers d’épaisses broussailles, grillas par un soleil torride, mais en somme pleins d’espoir. Le pic de Lihué-Calel, parfaitement distinct, ne pouvait être à plus de 12