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avions adoptée pour le parcourir n’était-elle pas la plus propre à nous en faire apprécier les beautés. On entrait dans le mois le plus chaud de l’année, le mois de décembre, et il n’y avait pas un seul de ces lacs où l’on n’espérât surprendre quelque groupe d’Indiens attardés. Aussi fallait-il non-seulement se mettre en selle après le coucher du soleil, mais encore arriver juste au moment où il se lève. Les neuf dixièmes du chemin, entremêlé de haltes que la défense de fumer faisait paraître interminables, se firent dans les ténèbres. On cerna de la sorte, aux douteuses lueurs de l’aube, cinq ou six tolderias ; on y entra avec précaution, elles étaient vides. Il y avait de quoi nous gâter pour tout le jour le vallon où elles étaient abritées. Nous ne laissions pas pourtant de faire quelques prises et de compléter nos renseignemens. On trouvait en battant les bois des sauvages étiques qui, faute de chevaux, n’avaient pas suivi la tribu dans son dernier exode. On ne put malheureusement les prendre tous, car ils mettaient à se cacher dans les halliers autant d’habileté que les soldats à les y découvrir, et l’on est saisi de compassion en songeant au sort de ceux qui restèrent là, isolés, à pied, sans vivres, au sein de cette immensité.

La détresse leur avait enseigné un peu tard les avantages de l’agriculture, et les avait décidés, comme début, à y consacrer leurs femmes. Il y avait quelques coins de champ ensemencés de blé, d’orge et de lin. Je ne comprenais pas trop ce que le lin venait faire en cette affaire; mais un Indien auprès de qui j’allai m’en enquérir me demanda avec surprise si j’ignorais que la graine de lin, accommodée en bouillie, était un aliment des plus délicats. Les récoltes presque mûres s’annonçaient comme magnifiques dans cette terre de promission. Nous eûmes soin de mettre le feu à celles qui commençaient à jaunir et de lâcher nos chevaux dans les autres. C’était une cruelle nécessité : il y avait des prisonniers sur lesquels on trouvait une poignée d’épis d’orge encore verts qu’ils faisaient légèrement rôtir sur des braises et mangeaient grain à grain; c’était la ration d’un jour, quelquefois de plusieurs. Au reste, l’effet moral de cette rigueur fut immense et bien supérieur à l’importance du dégât matériel. Il n’y avait pas en tout 30 hectares mal cultivés; mais l’imagination des Indiens s’était habituée à y voir des ressources indéfinies. Un peu d’orgueil et de superstitieux enthousiasme s’en mêlait, l’enthousiasme qui s’attache à toutes les nouveautés, l’orgueil qui accompagne tous les progrès. Eh! mon Dieu ! ce tronc de caroubier aux entailles singulières que je retrouvai, — le soldat respecte peu ces curiosités historiques, — servant à faire cuire un filet de jument pour le déjeuner d’un cavalier du 1er, ce n’était rien moins que le rudiment de charrue qui fit mettre Triptolème au rang des dieux. Ces infortunés n’avaient fait que le