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curieux, c’est que cette démission du chancelier de Berlin a été certainement aussi imprévue que la déroute de lord Beaconsfield en Angleterre, et qu’elle a éclaté sous un prétexte assez léger, au moins en apparence. M. de Bismarck a-t-il subi un de ces échecs qui sont une atteinte directe et irréparable à l’autorité d’un chef de ministère? A-t-il été sérieusement contrarié dans les grandes affaires de sa politique, dans ses plans d’armemens militaires, dans ses négociations pour le rétablissement de la paix religieuse, dans la direction qu’il entend donner à la diplomatie allemande? Nullement; M. de Bismarck fait à peu près ce qu’il veut avec Rome comme avec l’Autriche; le projet de septennat militaire suit son cours au Reichstag sans rencontrer des difficultés bien sérieuses. S’il y a parfois des dissidences entre l’empereur et le chancelier au sujet des relations de l’Allemagne avec la Russie, ces dissentimens, d’ailleurs assez problématiques, ne sont pas de nature à se manifester par une crise aiguë, surtout dans les circonstances présentes. L’orage est tout simplement venu de la plus modeste et de la plus pacifique des assemblées allemandes, du conseil fédéral, du Bundesrath, qui se compose de délégués de tous les états de l’empire. Le Bundesrath, par 30 voix contre 28, a refusé de sanctionner un projet de loi fiscale établissant un droit de timbre sur les quittances, les mandats de poste et les envois contre remboursement. Le conseil fédéral a eu cette hardiesse, à ce qu’il paraît fort étrange, d’autant plus choquante que, par une singularité qui tient au mécanisme constitutionnel, les états les plus importans de l’empire, la Prusse, la Bavière, la Saxe se sont trouvés en minorité, tandis que les plus petits états ont réuni assez de voix pour imposer leur volonté. Schaumbourg-Lippe, Reuss et Waldeck, tenant en échec, du droit du scrutin, la toute-puissante Prusse et le tout-puissant chancelier, voilà qui était scandaleux! M. de Bismarck a été, dit-on, exaspéré de ce vote, et sur le coup il a envoyé sa démission à l’empereur, lequel a naturellement refusé d’accepter cette démission en disant obligeamment à son chancelier qu’il lui laissait « le soin de soumettre à la couronne et ensuite au conseil fédéral les mesures propres à résoudre par la voie constitutionnelle des conflits semblables. » Les choses en sont là provisoirement.

L’incident est certes par lui-même assez médiocre, et voilà un bien gros orage pour un vote de Schaumbourg-Lippe ! Si M. de Bismarck tenait si vivement à son impôt sur les quittances, il n’avait qu’à le dire, le Bundesrath ne se serait sûrement pas exposé au terrible froncement de sourcils du chancelier ; il aurait voté du premier coup cette loi qu’il a cru pouvoir repousser et qu’il vient d’ailleurs de s’empresser de voter à une seconde délibération dès qu’on a bien voulu en appeler à ses bons sentimens. Tel qu’il est, cet incident assez imprévu ne laisse pas cependant d’être significatif et de caractériser la situation réelle de l’Allemagne.