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plus par le dedans, par application et juxtaposition successive de leurs parties, et non plus par une compréhension préalable de l’ensemble. Quelques écrivains de ma connaissance ne procèdent pas autrement. Ils écrivent d’abord à peu près comme tout le monde, et, revenant alors sur chaque phrase, l’une après l’autre, ils y piquent, plus ou moins adroitement d’ailleurs, un substantif rare, un adjectif voyant, un adverbe extraordinaire. Je crains ainsi que nos comédiens, quand ils jouent le grand répertoire, ne prennent du personnage qu’ils tiennent qu’une idée générale fort sommaire et ne se préoccupent plus que de piquer çà et là leurs effets. C’est un arrangement, une addition, un entassement de détails : ce n’est pas un ensemble. Le dedans est sans vie. On ne sent pas un principe intérieur qui gouverne toutes les parties du rôle, une impulsion du dedans qui dicte en leur temps, en leur lieu, le geste et l’intonation convenables, une flamme enfin dont l’éclat tantôt brille plus vif et tantôt s’affaiblit, mais sans jamais s’éteindre. Autrement je ne comprendrais pas qu’ils en arrivent, comme ils font presque tous, à donner non pas même à telle scène, mais à telle tirade, mais à tel couplet, mais à tel vers enfin, une valeur propre, indépendante de l’ensemble du rôle, parfois même contradictoire à la psychologie du rôle. Mais saisir le personnage dans son fond, susciter pour ainsi dire en soi-même la succession des sentimens qui l’animent et des mouvemens qui le poussent, refaire sur la trace de Corneille et de Racine, guidé par eux, le travail subtil et savant, délicat et profond par lequel ils ont su donner à ces types généraux de l’ambition, de l’amour ou de la jalousie l’accent de la personnalité, refondre après eux la complexité des élémens dans la vivante unité d’un Rodrigue ou d’une Agrippine, hoc opus, hic labor est : c’est là le difficile, — et c’est là pourtant ce qu’il faudrait tâcher d’atteindre.

Très difficile, en vérité, si difficile que c’est précisément la difficulté que l’on constate quand on répète, comme vous l’entendez dire couramment, qu’il vaut mieux lire le Cid ou Britannicus dans leur texte, que de les aller voir jouer, même sur la scène de la Comédie-Française. Cela ne veut pas dire en effet que nous ayons dans l’esprit un tel idéal de Rodrigue ou d’Agrippine, qu’aucun acteur, fût-il Talma, qu’aucune actrice, fût-elle Rachel, ne puisse nous le rendre. Car s’il est vrai, comme nous le disions tout à l’heure, que la netteté des intentions de Racine ou de Corneille ne laisse pas de place à l’arbitraire du comédien, on ne voit pas qu’elle puisse donner de prise à la fantaisie du lecteur. Chimène ou Phèdre sont ce qu’elles sont, et rien de plus. Leur caractère n’est pas plus énigmatique et mystérieux que la langue de Racine et de Corneille n’est trouble ou hiéroglyphique. Un ingénieux humoriste anglais, Charles Lamb, dont on a récemment traduit quelques Essais choisis[1]

  1. Essais choisis de Charles Lamb, traduits par M. Louis Dépret ; Charpentier, 1880.