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ménage composent tout le mobilier. Ces braves gens vivent fort tranquilles ; leur seul regret est de ne pouvoir aller à Khilindri faire baptiser leurs enfans ; quant à faire venir le papas, il leur en coûterait trop cher.

On peut cheminer de longues journées dans le Taurus sans que rien vienne troubler cette sorte de rêverie qui berce l’esprit, entretenue par le spectacle toujours renouvelé des formes et des couleurs. Toute trace d’activité humaine a disparu ; c’est la solitude la plus complète. À l’extrémité du large plateau que borde la vallée de l’Ermenek-Sou, nous atteignons le petit village d’Aourouka : il n’y a pas âme qui vive ; les maisons ont été abandonnées par les habitans, qui ont fui la chaleur et les fièvres. Ces misérables demeures, à peine élevées au-dessus du sol, sont groupées autour d’un rocher nu, travaillé de main d’homme : des marches taillées dans le roc, comme sur la colline de l’Aréopage à Athènes, une petite esplanade entourée de murs en ruines, montrent qu’il y avait là une de ces forteresses si fréquentes en Cilicie. La position domine un des cols qui traversent le bord très relevé du plateau, et descendent directement dans la vallée de l’Ermenek-Sou ; c’est la clé de l’une des passes du Taurus Cilicien. On est enfermé de tous côtés par d’âpres murailles de rochers grisâtres, d’une teinte uniforme, et qui réfléchissent une lumière intense. L’œil est comme fatigué de cette clarté impitoyable, qui pénètre jusque dans les profondes déchirures de la montagne et se répand par larges nappes sur les flancs arides du Taurus. Quand la nuit tombe enfin sur ces hauts sommets, c’est avec une sorte de soulagement que l’on se sent échapper pour quelques heures à la persécution de la lumière. Le soir ramène aussi dans ces régions désolées quelques apparences de vie : à de grandes hauteurs, dans la montagne, des feux lointains s’allument ; ce sont les foyers des yaïlas où se sont réfugiés les habitans des villages désertés. Tous ces points lumineux brillent dans la nuit, et l’on songe sans peine aux vers où Homère décrit les feux des Troyens épars dans la plaine : « Ainsi lorsque sur la voûte céleste les étoiles, autour de la lune éclatante, apparaissent dans toute leur beauté ; lorsque pas un souffle ne trouble la sérénité de l’éther : les rochers, les hautes cimes des monts, les vastes forêts se dessinent vivement ; l’immense profondeur des cieux semble ouverte, et tous les astres étincellent… Ainsi les feux des Troyens brillent devant Ilion. »


Ermének, le 26 juin.

D’Aourouka, deux jours de route conduisent à Ermének ; on remonte la vallée de l’Ermének-Sou, l’ancien Calycadnus, que l’on