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sans vétilleries, et seulement lorsqu’on ne paye ma sensibilité et mon zèle que par de mauvais procédés. À huit cents lieues on peut se méprendre et condamner ses amis injustement. Je me suis méprise aussi sur ce qui pouvoit vous intéresser ; j’ai cru vous plaire en vous donnant des nouvelles de la capitale ; je pensois qu’à Pétersbourg on aimoit les vers et les événements. Je ne vous dirai donc pas que l’on met de nouvelles entraves à l’impression, que tout Paris est divisé entre Gretri et Glouch, et que les plus modérés assurent qu’ils ont quelques gouttes de sang à verser pour l’un ou pour l’autre ; qu’un jeune homme lit à lui seul toute une pièce mieux que la meilleure troupe possible, et qu’on emporte les femmes mortes ou mourantes au sortir de ce spectacle, que nous attendons l’empereur ce printems, que M. de Buffon fait imprimer un ouvrage sur les éléments et un autre sur les planètes, où il nous dit au juste la température de chaque astre et presque le caractère de tous les habitants respectifs, que l’éloge de Colbert continue à avoir le plus grand succès. Mais je vous dirai en revanche que les maîtres de ma fille sont très-contents d’elle et que M. Necker engraisse que c’est une bénédiction. Ah çà, convenez, monsieur, que vous aviez un peu d’humeur quand vous m’avez écrit : j’en suis charmée ; c’est le premier tort que vous aurez eu de votre vie, et l’on peut dire de vous ce que Mme Geoffrin dit d’elle-même : « Faites des vœux pour que j’aye un tort afin que je le répare. » Je compte donc que vous m’aimerez un peu plus, et c’est dans cette douce confiance que je reprens l’air serein de l’amitié.

Notre société est toujours la même. On y parle souvent de vous et l’on maudit votre absence tout en convenant qu’elle est raisonnable. Mme Geoffrin continue à me gronder à sa grande satisfaction et à la mienne. L’abbé Raynal exprime les étrangers jusqu’à la dernière goutte ; l’ambassadeur (de Naples) rit et fait encore plus rire les autres ; moi, j’écoute toujours avec quelque distinction. M. Necker ne parle ni n’écoute et se nourrit assez bien en suçant ses pâtes. M. Suard prend des mouches avec une dextérité charmante. Tout le monde vous attend et se forge des félicités des récits que vous allez nous faire : nous vous entendrons parler du laboratoire, des opérations chymiques, et vous serez obligé de convenir, monsieur, que si l’on peut faire des hommes dans un alambic, c’est encore à une femme que ce talent étoit réservé.


Le retour de Grimm à Paris mit fin à sa correspondance habituelle avec Mme Necker, mais non point à son enthousiasme philosophique pour Catherine. Après plus de dix ans, il établissait entre les procédés de gouvernement de l’impératrice de Russie et ceux de M. Necker un parallèle singulier, dont l’impératrice n’aurait peut-être pas accepté tous les termes :