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qui s’engage dans la Cilicie-Trachée. D’Alaya à Aneraour, les incidens de la route sont peu variés, et l’intérêt du trajet consiste surtout dans le spectacle toujours changeant de la côte cilicienne. On chemine avec « la mer à dextre et le mont à senestre; » tantôt on suit le bord de la mer, dont les lames courtes viennent jeter leur écume sur le sabot des chevaux; tantôt le sentier s’élève dans la montagne qui, tombant presque à pic dans la mer, ne laisse pas même un mince cordon de plage. La route, si l’on peut appeler ainsi un vrai sentier de chèvres, suit à leur base les pentes du Cragus, qui dessinent une côte finement découpée, serrant partout la mer de très près; c’est un des côtés de l’énorme massif formé par les chaînes et les plateaux du Taurus Cilicien[1]. De petits cours d’eau, aux rives ombragées de lauriers roses, sillonnent la côte; on franchit le plus important, le Bouchakdji-Tschaï sur un pont d’une seule arche, de fière tournure, et l’on arrive aux hameaux épars dont l’ensemble porte le nom de Selindi. Des ruines de l’époque romaine, un aqueduc, des restes de thermes, marquent la place où s’élevait la ville antique de Selinus, entre les villages modernes et la mer. Elles s’étendent dans une vallée basse et marécageuse, à l’endroit où le Cragus s’éloigne le plus de la côte.

Journée de marche jusqu’à Kharadran. Cette route le long du Cragus offre les beautés les plus sauvages. Il faut gravir les flancs de la montagne, souvent à de grandes hauteurs ; parfois les nuages chassés par le vent de mer nous enveloppent d’un brouillard humide et froid; les chevaux n’avancent qu’avec précaution sur l’étroit sentier à peine tracé. Aussi est-ce avec surprise que nous trouvons, à deux heures de Kharadran, une belle route carrossable, bien entretenue, qui s’ouvre en pleine montagne ; elle a été construite par des négocians grecs, qui font le commerce des bois de construction, et le gouvernement turc n’y est pour rien. Les quelques kilomètres de routes que nous avons pu voir dans le sud de l’Asie-Mineure sont dus exclusivement à l’industrie privée ou à la philanthropie des beys assez riches pour doter leurs districts de ce luxe si rare en Turquie. Aux environs des villes, on voit, il est vrai, de courts tronçons de routes bien empierrées; on les montre au vali, quand il visite le sandjak ; on l’assure, en fort belles phrases, que les travaux sont activement poussés. Mais les choses en restent là, et qui sait entre quelles mains se fond l’argent destiné à l’achèvement de ces tronçons illusoires ! Lorsque, sur les instances de lord Stratford, le gouvernement ottoman se décida à faire une route de Trébizonde à l’Euphrate, on en construisit 2 ou 3 kilomètres;

  1. Voir Tchihatchef, Asie-Mineure, ch. II, p. 79 : Géographie physique.