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sure qu’il s’est approché des frontières de son empire, les marques de sa bonté, ou, pour parler en termes propres et plus ridiculement, les attentions de l’amitié la plus délicate se sont multipliées à l’excès. « Comment cela se conserve-t-il sur le trône ? » Il passe sa vie à la cour de Catherine et dans son cabinet à peu près comme il la passerait à Saint-Ouen, et cela lui ôte le courage de penser aux sacrifices qu’il a faits pour jouir de ce rêve singulier. Diderot doit ainsi que lui se tenir pour bien heureux, car indépendamment des bontés d’une grande et charmante princesse, il aura vu les creusets, les laboratoires et toutes les opérations chimiques moyennant lesquelles on refait une nation sans qu’elle le sache et sans que cela fasse le moindre bruit. L’attitude des deux amis à la cour de Catherine ressortira au reste mieux encore de ce fragment de lettre dont quelques reproches adressés à Grimm par Mme Necker sur son silence expliquent le début :


À Pétersbourg, ce 13 novembre 1773.

Si vous saviez, madame, le plaisir qu’il y a de recevoir et de lire à Pétersbourg une lettre datée de Saint-Ouen, je parie que j’aurois reçu la vôtre quinze jours plutôt. Mais il est décidé que vous êtes rancunière, et parce que mon malheureux sort ne m’avoit pas permis de vous écrire qu’après avoir endossé l’habit de berger à Rheinsberg, vous avez cru qu’il étoit bon de me laisser tout le temps de reprendre mes habits ordinaires. Je fais grand cas de la rancune, j’aime qu’on soit vindicatif, et je ne m’estime pas entre autres raisons parce que je ne sais ni haïr ni me venger. Mais vous qui êtes la générosité et la justice en personne, comment ne vous a-t-il pas passé par la tête qu’un pauvre diable errant de cour en cour, de bal en bal, de fêtes en fêtes, à la suite d’un prince, ne manqueroit pas d’empressement d’avoir de vos nouvelles par vous-même ? Mme Geoffrin en a jugé ainsi et m’a traité en conséquence. Sans reproche, je vous avois écrit avant tous mes amis les plus anciens, les plus intimes, tant j’étois pressé d’avoir de vos nouvelles, et toutes les lettres précédentes, toutes celles que j’avois écrites trois mois de suite après mon départ de Paris avoient été des lettres d’affaires indispensables, car lorsqu’il s’agit des affaires des autres, je pense qu’il faut être sur le grabat avec fièvre et transport ou s’exécuter. Mais je suis enchanté d’avoir cette querelle à vous faire ; premièrement, madame, parce que je suis bien aise de vous trouver un défaut ou plutôt d’avoir à citer une occasion où vous n’avez pas fait au mieux possible, car malheureusement c’est à quoi tout se réduit ; en second lieu parce que je suis charmé d’avoir quelque chose à vous pardonner pour vous récompenser du généreux pardon que vous avez accordé à M. Diderot. Je savois bien que