Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/84

Cette page a été validée par deux contributeurs.


Madame,

Je crois devoir vous adresser plutôt qu’à M. Necker lui-même les remercîmens et les éloges que mérite son dernier ouvrage de la part de tous ceux qui aiment l’éloquence et la vertu. Je veux lui épargner pour ma part l’embarras que lui causeront les louanges directes qu’il sera d’ailleurs forcé d’essuyer et souvent et longtemps ; elles cesseront de l’importuner en passant par votre bouche, et mon hommage particulier gagnera à être présenté par vous. Je viens d’achever ce gros volume qui m’a paru court. L’auteur y a véritablement épuisé son sujet, il l’a vu sous des faces toutes nouvelles et inconnues avant lui. Il développe avec une extrême sagacité des idées très composées ; il rend visibles des rapports abstraits. Il démêle et analyse une foule de sentimens cachés et délicats et ce qui distingue surtout sa manière de toute autre, il a l’art de changer l’aride métaphysique en une morale touchante. Je regarde son ouvrage comme une des productions les plus précieuses de notre siècle et qu’on citera constamment quand on voudra comparer nos richesses à celles du beau siècle qui nous a précédés. Je vous parlerois aussi de tout l’esprit que l’auteur y a répandu si je ne savois très bien que cet éloge n’est pas celui qui vous touchera le plus. J’admire enfin la modération avec laquelle il parle de ses antagonistes et l’addresse avec laquelle il a évité de blesser les partisans des formes religieuses du pays où il vit. Son livre sera de toutes les communions, je le prie de m’admettre dans la sienne. Nous pouvons avoir encore ensemble quelques disputes théologiques sur les détails, mais il n’y aura pas de quoi faire une hérésie. Les hérétiques seront pour moi ceux-là (s’il en est) qui ne reconnoîtront pas les mérites et les beautés de cet ouvrage. Je vous supplie de rendre à M. Necker l’opinion que j’en ai prise et d’agréer l’hommage de mon profond respect.


Les hérétiques l’ont emporté, et depuis longtemps on ne cite plus l’ouvrage de M. Necker comme un des monumens littéraires qui permettent au XVIIIe siècle de soutenir la comparaison avec le siècle précédent ; mais on pourra citer la lettre de l’abbé Morellet comme un modèle élégant de l’art d’adresser à un auteur des complimens qui dépassent peut-être un peu la mesure de la franchise.


II.

Si Marmontel et même l’abbé Morellet ont joué de leur vivant un rôle brillant dans le salon de Mme Necker, leur réputation est aujourd’hui singulièrement effacée par celle d’un homme dont le nom intéressera peut-être davantage le lecteur. Je ne sais si c’est à l’attrait des Mémoires de Mme d’Épinay, ou au mérite de sa Cor-