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« Non-seulement l’œuvre du temps a passé sans l’effleurer sur cette belle invention de l’imagination des hommes, mais, en jetant sur toute sa surface comme un voile harmonieux d’un ton superbe qu’il nous est à jamais interdit d’imiter, il a pour ainsi dire glorifié leur œuvre, en atténuant ce qui était trop vif sans lien détruire de la délicatesse du ton ou de la forme; il a rendu ces pierres à la nature sans les enlever à l’art. Ce n’est pas tout encore; si cette œuvre admirable, que la nature s’est plu à respecter ainsi, n’avait gardé que peu ou point de traces de sa primitive origine, le monument serait encore précieux; combien doit-il l’être davantage, source vive d’histoire et de tradition, relique palpable de cette grande Venise aux jours où, initiatrice du commerce européen, elle formait le trait d’union entre l’Orient et l’Occident! Le monde enfin possède un trésor dans ce délicieux monument exécuté par des devanciers dont la vie si noble et si dramatique a rendu les noms assez familiers à la postérité pour qu’on les prononce encore à chaque foyer du monde civilisé.

« Et si cet art, cette histoire, cette beauté de surface existent encore dans le monument, faisant ainsi de la place Saint-Marc un des centres classiques du monde, quelle perte lamentable si une résolution téméraire venait à l’altérer! Nous sommes donc contraints de demander ce qu’il y a à restaurer dans un monument où tout ce que cherchent les architectes, les peintres et les historiens, se trouve réuni à un si haut degré? Et nous ajoutons : si une telle restauration était nécessaire, elle serait impossible. En faisant cette vaine tentative, non-seulement on compromettrait, mais on anéantirait complètement la beauté de la forme, celle de la surface et l’intérêt historique qui s’attache au monument. Tout âge a son style propre, ses pensées et ses aspirations, et chaque changement d’époque correspond à un changement immédiat d’expression. Il faut fatalement confier l’imitation des œuvres du temps passé à des ouvriers modernes imbus d’idées tout autres que celles qui les ont inspirées. Comment sauraient-ils comprendre ces formes qui répugnent à leurs instincts, cette rudesse inhérente au moyen âge, qu’ils regardent comme le cachet d’un temps barbare? Les qualités qui les distinguent ne sont pas celles qu’ils apprécient; ils travaillent donc doublement enchaînés, par leurs traditions d’abord, et par celles du temps qu’ils essaient de faire revivre. La raison d’être de ce qu’ils copient leur échappe : quoi qu’on en ait, ils n’en produisent qu’une sorte de caricature, et le monument s’évanouit sous leurs mains.

« Dans le cas d’une restauration, la destruction de l’effet produit sur la surface d’un monument par l’harmonie du temps est absolument évidente; et la destruction de l’intérêt historique qui s’y