Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/829

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

amy je ne puis être malheureuse. Vous savés que le seul être malheureux est celuy qui ne peut ny aimer, ny agir, ny mourir et je suis bien loin de cette situation. Recevés les hommages de M. de Saint-Lambert et toutes les assurances de nostre tendre amitié.


« Le seul être malheureux est celui qui ne peut ni aimer, ni agir, ni mourir. » Jamais définition du malheur plus profonde et plus tendre s’est-elle trouvée sous la plume d’une femme, et n’est-ce pas là un de ces traits qui peignent une âme ? Cette âme aimante s’exhale encore dans cette lettre où elle témoigne la crainte d’avoir causé quelque chagrin à Mme Necker.


Je viens dire un mot à ma charmante amie, causer avec elle pour l’unique plaisir de luy dire que je l’aime, pour soulager mon cœur affligé d’avoir pu luy donner un instant de peine, sans attendre de réponse, sans en vouloir ; elle ne saura seulement pas mon adresse. J’aime à luy donner des preuves désintéressées du sentiment qui m’attache à elle. Ma charmante amie, votre billet qui répond à celuy que je vous écrivis en partant m’a fait verser bien des larmes. Soutenés la faiblesse de vostre délicate machine par la force de vostre âme usée par vostre trop grande activité ; jouisses du bonheur d’estre parfaitement aimée de tout ce qui vous est cher et de l’espérance de vivre et de leur conserver ce qui est devenu si nécessaire à leur félicité. Tout ce qui me fait vivre, tout ce qui embellit pour moi la nature et toute chose, c’est l’espérance de conserver les objets de mon amour. Sans eux, quels plaisirs pourroit m’offrir la vie qui soit digne de l’âme ardente et sensible que le ciel m’a donnée ? Puissay-je seulement ne les jamais affliger, car c’est une des plus grandes peines que je puisse éprouver. Mais pardonnez à des mysères dont vous devés aimer la cause et qu’il vous est si facile de guérir. Mon aimable amie, la moindre de vos attentions, le moindre de vos sentimens aimables se fait sentir à mon cœur et ce qui a le moindre air de négligence et d’indifférence a pu aisément m’affecter, mais un moi de vostre bouche suffit pour tout réparer.

Vous savés que je crois les autels moins sacrés qu’une simple parole ; ma charmante amie, qui mieux que moi sait sentir ce que vous valés ; ce sont toutes ces vertus, cette aimable sensibilité qui les accuse, enfin c’est vostre amitié dont je ne puis, dont je ne veux jamais douter qu’il forme le lien qui m’attachent à vous pour le reste de ma vie. Je vous embrasse mille fois, je vous presse contre mon cœur.


Il faut s’arrêter, mais je ne puis résister au désir de citer encore cette lettre, où se peint dans leurs contrastes la nature des deux amies : l’une agitée, inquiète, se dévorant au sein du bonheur ; l’autre paisible, enjouée, et glissant avec une mélancolie insouciante sur les peines de la vie. Mme Necker était en ce moment aux eaux du Mont-Dore avec son mari et Thomas.